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des croyances et des idées, patrimoine légué par les ancêtres qui sera légué aux descendans. Le père établit ses fils, marie ses filles dans l’esprit de la maison. S’il vient à mourir, l’aîné continuera l’œuvre, succédant au père, héritant de ses droits et de ses devoirs. Il établira ses frères, mariera ses sœurs, reprendra le métier du père, conservera sa demeure. Ces traits conviennent aux familles bourgeoises et à celles des simples paysans, aussi bien, peut-être mieux qu’à celles de l’aristocratie.

La famille d’autrefois fait penser au grand hêtre qui élève sa ramure vers le ciel : mortes, les branches tombent et de nouvelles branches jaillissent verdoyantes, montant dans la direction du tronc, vivant de la même sève, portant les mêmes feuilles que les branches qu’elles ont vues mourir.

Est-il difficile d’imaginer les sentimens qui se développèrent, au fond des âmes, pour la famille ainsi constituée ? Ils étaient semblables à ceux qui nous font aimer la patrie ; mais ils étaient plus robustes encore, étant plus concrets : — « Faire honneur ou profit à la famille, écrit le bailli de Mirabeau à son frère le marquis, voilà le seul sentiment. » — En conséquence et contrairement à ce que nous voyons aujourd’hui, l’individu disparaissait : — « C’est la famille que l’on aimait, dit Talleyrand, bien plus que les individus, que l’on ne connaissait pas encore. » — Observation profonde, qu’il faut retenir : elle donne la clé de l’histoire des lettres de cachet.

La famille ainsi constituée est marquée par deux caractères essentiels : le premier est la cohésion qui unit les membres de cet organisme en apparence épars. Elle forme un tout dont chaque membre est un morceau. L’expression revient fréquemment dans les textes de l’époque : — « Ne me regardant que comme un morceau de la famille, écrit le bailli de Mirabeau, je suis les idées du chef. » — Nous pourrions multiplier les citations. La constitution de la famille, individualité vivante, est semblable à celle d’un corps vivant : la gangrène qui s’est mise dans l’un des membres altère la santé du corps tout entier. Une simple mercière est consultée par le lieutenant de police au sujet d’une lettre de cachet qu’il est question de délivrer contre l’une de ses parentes ; elle répond : — « C’est une coquine qui déshonore notre famille, un membre pourri, bien qu’on ait fait tout son possible pour le rendre sain et bon. » — En conséquence de cette solidarité rigoureuse qui unissait les différens membres d’une famille les uns aux autres, le déshonneur d’une personne retombait d’une manière immédiate et directe, d’une manière beaucoup plus lourde et douloureuse qu’aujourd’hui, sur ses parens. Hommes d’État et philosophes de la fin du XVIIIe siècle, Sénac de Meilhan, Lacretelle, Vergennes,