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Le roi lui-même exerçait dans la France d’autrefois une autorité semblable à celle que le père exerçait dans sa famille. La Bruyère, esprit indépendant et qui pesait la valeur des mots, écrit : — « Nommer un roi père du peuple, c’est moins faire son éloge que sa définition. » — Nous ne saurions prendre ces paroles en trop grande considération. Le roi avait à s’occuper des intérêts particuliers de ses sujets comme un père le fait des intérêts de ses enfans. Les cultivateurs lui viennent demander de les aider à faire valoir leurs terres, et des manufacturiers confient à l’intendant le mauvais état de leurs affaires. Le contrôleur a entre les mains des fonds spécialement destinés à cet objet. Tocqueville, en citant ces faits, en exprime sa surprise. Ce sont cependant traits essentiels au caractère de notre vieille monarchie. En bon père, le roi avait à s’occuper, non-seulement des intérêts matériels, mais des intérêts spirituels de ses sujets ; ce qui nous amène à ce détail charmant : durant la dernière semaine de carême on versait « de par le roi » à ces « demoiselles du bel air » quelques sommes qui leur permissent de vivre honnêtement et sans commettre de péché, durant les jours saints qui précédaient la fête de Pâques. L’autorité du roi s’en vient de la sorte ouvrir les portes des demeures et s’asseoir au foyer ; elle prend un intérêt direct à l’honneur, à la tranquillité et au bonheur domestiques, veille à ce que les affaires du mari prospèrent, à ce que la réputation de la femme demeure intacte, à ce que les enfans soient obéissans. M. A. Joly, — au cours de son étude sur les lettres de cachet dans la généralité de Caen, — le constate également ; mais il ajoute : — « L’on peut trouver que la majesté royale descendait là à des soins indignes d’elle, se compromettant dans ces querelles de ménage et endossant le ridicule de certaines mésaventures, acceptant toutes les responsabilités. » — Avec quel soin il faut exiler de notre esprit toutes idées modernes pour comprendre ce qu’était la France au temps jadis !

Ce caractère patronal de la monarchie tenait à ses origines mêmes et à la manière dont elle avait accompli son évolution. À mesure que le domaine seigneurial des Capétiens s’était développé, que leur autorité s’était étendue sur tous les fiefs, sur les communes et les métiers, l’imagination du peuple avait grandi la personne du roi ; à mesure que les liens féodaux qui unissaient les vassaux au suzerain, que l’antique esprit des corporations qui liait l’ouvrier au patron, que la vigueur des passions municipales s’étaient affaiblis et qu’avec eux s’étaient affaiblis les sentimens qui en avaient fait la force, ces sentimens faits de dévoûment et d’affection se portèrent d’un mouvement irrésistible vers le roi ; dans les campagnes, le roi recueillit le pouvoir du seigneur féodal, dans les villes le