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toutes les autres, je choisis la suivante, c’est qu’après avoir entendu Fontenelle sur la géométrie et sur la physique, j’ai pensé qu’il serait intéressant d’entendre Leibniz sur l’histoire naturelle.


En commençant depuis nous, dit-il donc, en allant jusqu’aux choses les plus basses, c’est une descente qui se fait par fort petits degrés, et par une suite continue de choses qui diffèrent fort peu l’une de l’autre. Il y a des poissons qui ont des ailes et à qui l’air n’est pas étranger, et il y a des oiseaux qui habitent dans l’eau et qui ont le sang froid comme des poissons. Il y a des animaux qui approchent si fort de l’espèce des oiseaux et, de celle dos bêtes qu’ils tiennent le milieu entre eux. Les amphibies tiennent également des bêtes terrestres et aquatiques. Il y a des bêtes qui semblent avoir autant de connaissance et de raison que quelques hommes, et il y a une si grande proximité entre les animaux et les végétaux que, si vous prenez les plus imparfaits des uns et les plus parfaits des autres, à peine remarquez-vous aucune différence considérable entre eux. Ainsi les espèces sont liées ensemble et ne diffèrent que par des degrés presque insensibles…

Le principe de continuité, qui est hors de doute chez moi, pourrait servir à établir plusieurs vérités importantes dans la véritable philosophie, laquelle, s’élevant au-dessus des sens et de l’imagination, cherche l’origine des phénomènes dans les régions intellectuelles. Je me flatte d’en avoir quelques idées, mais ce siècle n’est pas fait pour les recevoir.


Ce n’est pas à nous d’entreprendre ici de reconstituer cette « véritable philosophie » dont parle Leibniz ; mais est-ce bien lui qui parle, et ne dirait-on pas déjà du Buffon, ou du Lamarck, ou du Darwin ? On pourrait s’y tromper. En tout cas, cette idée de continuité, survenant à celle de la solidarité des sciences et à celle de la stabilité des lois de la nature, achevait de donner à l’idée du progrès, — déjà déterminée dans sa forme par les deux autres, — ce que j’appellerai sa loi secrète, son principe interne de développement, et sa raison suffisante. Fontenelle avait comparé le mouvement de l’histoire ou de l’humanité, « ce mouvement qui agite les nations, qui fait naître et qui renverse les États, » au « grand et universel mouvement qui a arrangé toute la nature. » Par la loi de continuité, Leibniz, lui, les fait rentrer l’un et l’autre, les range, et les classe tous deux sous l’unité d’un même principe. De même que la nature ne va que « par degrés insensibles, » — pedetentim, non saltatim, — ainsi, l’humanité, qui est dans la nature, avance lentement et péniblement vers son but, quel qu’il soit, mais elle marche ! Elle marche ; et l’agitation qu’elle se donne n’est point vaine ; et si