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monde. Leurs mœurs sont douces et honnêtes. Ils font bon accueil à l’étranger, mais avec une nuance de réserve. Attachés aux vieilles coutumes, graves et peu expansifs, comme tous les gens pauvres qui vivent sous le plein ciel, les querelles religieuses d’autrefois, les querelles politiques de nos jours ne montèrent guère jusqu’à eux. Le peu de lumière intérieure qu’ils reçoivent leur vient encore de l’ancienne lampe, celle de l’Eglise. C’est un phénomène bien curieux que le recrutement du monde clérical sur le faîte des Cévennes. Quelques cantons limitrophes, dans l’Ardèche, la Haute-Loire et la Lozère, fournissent à eux seuls, aux clergés régulier et séculier, un contingent supérieur à celui de certaines provinces de France qui comptent plusieurs départemens très peuplés. Les familles nombreuses, — elles le sont presque toutes dans la montagne, — envoient de bonne heure une partie de leurs garçons et de leurs filles au Puy, capitale ecclésiastique de la région. Ces enfans sont répartis dans les noviciats, séminaires, couvens, qui font du Puy une petite Rome montagnarde. On montre le latin aux garçons les mieux doués, on les prépare pour la prêtrise ; les autres sont versés aux Frères de la Doctrine chrétienne. Les filles prennent le voile chez les Sœurs de charité ou entrent dans les congrégations de Béates, si multipliées sur le sol du Velay.

Veut-on voir par un exemple comment s’emplit et s’écoule cet intarissable réservoir ? J’ai été reçu dans une des granges qui s’élèvent aux sources de la Loire, aux pieds du Gerbier-de-Joncs. Le maître du lieu dormait dans une soupente, parfaitement ivre, contre une barrique de vin d’Aubenas qu’il avait rapportée de sa dernière course et vigoureusement saignée. Sa femme, vaillante et entendue, représentait seule le gouvernement ; elle ne marquait plus d’âge, je l’aurais crue très vieille, sans les marmots qui grouillaient autour de sa chaise. Elle me dit qu’elle avait dix enfans, sans compter, ajoutait-elle, « ceux qui reposent chez le bon Dieu. » L’aîné suppléait son père dans l’exploitation de la propriété ; les autres étaient déjà enrôlés ou allaient l’être à leur tour dans les diverses milices cléricales. La fille aînée, religieuse à Longjumeau où un oncle l’avait placée, était partie un matin de sa montagne, toute seule, pour aller s’abattre dans le couvent après ce grand vol. Une petite de treize ans, qui a déjà sa dot, 340 francs dans une bourse, sera conduite en octobre à une maison du Puy. Un garçon de seize ans entrera à la Toussaint au noviciat des maristes. La fermière compte parmi ses parens, frères, oncles ou cousins, quatorze prêtres ; elle me montre avec orgueil la photographie de son frère, licencié et professeur dans un petit séminaire en Champagne. Un cousin est missionnaire au Cap ; un autre, évêque en Amérique, elle ne sait pas dire en quel pays. C’est l’histoire, ajoute