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l’a écrite une rare sagacité dans l’observation. Il étudie la rupture progressive du faisceau de croyances qui constituait jadis l’être moral de ce paysan : Dieu, le roi, le pays. Il montre l’émiettement et l’incertitude croissante des consciences, à mesure que la société se fractionnait en trois groupes : les hommes qui aimaient le pays sans Dieu et le roi ; ceux qui aimaient le roi sans le pays ; ceux qui aimaient Dieu sans le pays et le roi. — « Tiraillé par toutes ces affirmations contradictoires qui bouleversaient son sens moral, le paysan ne crut bientôt plus à rien en politique. Il resta cependant religieux et monarchiste, mais par besoin de sécurité personnelle : l’instinct de conservation lui faisant comprendre que le désordre serait là où ne se trouveraient plus ni chef spirituel, ni chef temporel. Il avait un roi, son curé n’était pas persécuté ; il vécut tranquille pendant un demi-siècle, devenant sceptique sans le savoir, pratiquant la chose sans connaître le mot, et n’ayant qu’un objectif : l’augmentation de son bien-être matériel, de l’étendue de ses jouissances. »

La république de 1848, avec ses quarante-cinq centimes, ne fut pour nos campagnes, à peu d’exceptions près, qu’un rapide cauchemar d’épouvante. Le second empire vint les rassurer. Il répondait aux instincts dominans de la masse rurale, telle que l’avait façonnée un demi-siècle de révolutions : besoin d’égalité dans l’ordre, défiance enracinée contre tout ce qui se réclamait de l’ancien régime, désir d’un gouvernement fort, mais constitué en dehors des conditions qui avaient fait la force des gouvernemens dans le passé. De plus, on vendait cher les denrées, et la fibre patriotique était agréablement chatouillée par les échos de Crimée, d’Italie. Quand l’empire s’écroula dans un désastre militaire, ce fut une stupeur pour nos montagnards : rien ne les avait préparés à ce dénoûment. Ils virent d’abord de fort mauvais œil les essais de reconstitution du pays sous l’étiquette républicaine ; ils ne pouvaient prendre au sérieux un pouvoir trop mal représenté. Le gouvernement de la défense nationale se fit le plus grand tort en peuplant l’administration provinciale d’aventuriers grotesques ou tarés. Il y a dans nos vieilles familles d’agriculteurs un sentiment très vif de dignité et d’honnêteté ; elles ne donnent leur respect qu’à bon escient ; elles le refusèrent alors, elles le refusent depuis vingt ans à certains administrateurs ou magistrats municipaux qui ont singulièrement retardé la conversion des récalcitrans à la république.

Au lendemain de 1870 et durant les années qui suivirent, les électeurs ardéchois donnèrent de fortes majorités à leurs députés conservateurs. Dans leur pensée, ces représentans avaient un mandat très simple et très urgent : panser les plaies de la France, pour laquelle nos mobiles s’étaient vaillamment battus, rétablir