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par-devers eux quelque tirade toute prête sur les dragonnades. Se doutent-ils qu’ils veulent, eux et leurs patrons, refaire dans cette même montagne, avec des moyens moins brutaux, ce que M. de Montrevel y fit jadis ? Ils veulent violenter ces populations dans leurs habitudes, leurs idées, leurs croyances, pour leur imposer d’autres idées qu’ils jugent plus saines. Montrevel fit-il autre chose ? Nous voyons aujourd’hui encore quelles longues et légitimes rancunes son apostolat a laissées. Mon commis-voyageur peut-il répondre que le sien n’en laissera pas d’aussi funestes ?

J’ai énuméré les causes qui retardent l’accession d’une moitié du Vivarais à la république. Il n’y en a pas d’autres à ma connaissance. Nos populations se sont désintéressées des questions de politique pure. Les rares états-majors qui s’en occupent encore n’ont plus d’action sur des troupes découragées, persuadées désormais qu’il est inutile de combattre dans les ténèbres, « puisqu’on ne mettra pas quelqu’un. » La question sociale, qui complique ailleurs les données du problème politique, n’a été soulevée jusqu’à présent sur aucun point de l’Ardèche. Il n’y a ici entre les deux camps, en dehors des susceptibilités de personnes, que la question religieuse ; et la difficulté capitale qu’elle présente porte sur les lois scolaires. Un adoucissement à ces lois qui laisserait plus de jeu à la liberté des communes mettrait tout le monde d’accord, ou à peu près ; sauf les intransigeans des deux côtés, et ils ne sont pas nombreux, dans ce pays de bon sens. J’y reviens après une année ; il semble que dix ans se soient écoulés, tant l’effet de la parole pontificale a été prompt, décisif, sur les ecclésiastiques et les laïques. On compterait bien peu d’opposans qui ne soient pas disposés à désarmer, le jour où l’on apaiserait leurs scrupules de conscience. La liberté dans le droit commun, la justice, quelque souci de ses intérêts matériels trop négligés, voilà ce que demande le peuple vivarois pour aimer d’un consentement unanime la France d’aujourd’hui. Est-il donc si difficile de conquérir à ce prix une race pauvre, modeste, mais solide et ardente comme sa montagne, où le feu couve sous le granit ? Réservoir d’hommes robustes, qui ne boudent jamais ni à la pioche ni au fusil, qui ont prouvé aux mauvais jours et prouveront encore que la patrie n’a pas de meilleurs serviteurs.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.