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noire, la nuit est froide ; qu’on mette mon cheval à l’écurie. Et il jeta sur la table sa ceinture pleine d’or. Une heure après, il repartait. Le lendemain, on trouva sur la route la pelisse et le bonnet, mais le Juif, personne ne le revit jamais. Et voici que le récit à peine achevé, on entend comme il y a quinze ans les grelots d’un traîneau qui s’arrête ; un Juif ouvre la porte ; il est vêtu d’un manteau vert et d’un bonnet fourré. Il prononce les mêmes paroles et jette sur la table une lourde ceinture. Mathis le regarde avec épouvante et tombe évanoui. Voilà le premier acte. Je parie que vous avez déjà deviné quelque chose. Et je vous avertis que l’apparition du Juif est ce qu’il y a de mieux dans la pièce. Eh bien, oui, c’est Mathis qui a tué le juif, celui d’il y a quinze ans, pareil à celui de tout à l’heure, pour lui voler sa ceinture, et depuis, les affaires ont prospéré et le vieux coquin dote richement sa fille et la marie à un gendarme, comme le malade de Molière donnait la sienne à un médecin, « afin de s’appuyer de bons secours… et d’être à même des ordonnances… » de non-lieu ; ce bourgmestre se fait d’ailleurs une idée erronée des pouvoirs de la gendarmerie. Nous assistons à la noce d’Annette et de Christian ; danses et refrains d’Alsace. Au moment de signer, Mathis entend bien tinter à ses oreilles une sonnette de traîneau, mais la valse et la chanson vont leur train et les violons couvrent le bruit des sonnailles maudites.

Le soir venu, Mathis se retire dans une chambre solitaire, soi-disant pour y avoir moins chaud, en vérité par crainte de se trahir en songe. Il se couche, s’endort, et nous sommes témoins de son rêve : le fond du théâtre s’éclaire et représente la cour d’assises. Mathis, accusé, commence par nier avec énergie ; les preuves manquent. Mais le président fait venir le songeur, une sorte de docteur. Miracle : celui-ci endort Mathis et, dans le sommeil magnétique, le criminel, de la voix et du geste, reconstitue la scène de l’assassinat. On le condamne à la potence, et la vision s’efface. Le jour commence à poindre, les gens de la noce frappent à la porte de Mathis, l’enfoncent ; le vieux se précipite à leur rencontre, enveloppé de ses draps comme d’un linceul et criant d’une voix étranglée : Coupez, coupez la corde ! Il chancelle et tombe mort.

Je doute que la Comédie-Française ait souvent représenté quelque chose de plus vulgaire que cette histoire de voleurs. Le personnage principal est aussi nul que possible ; il n’offre pas trace d’étude morale, pas le moindre trait de psychologie criminelle. Mathis ignore le repentir et le remords ; la seule crainte d’être découvert et puni le tourmente et se manifeste en lui par les phénomènes, involontaires et réflexes, de l’hallucination et du rêve. Et quelle hallucination ! Des bruits de sonnette dans les oreilles. Et quel rêve d’Ambigu ou de Porte-Saint-Martin ! Je n’ai qu’une crainte, c’est qu’il ne prenne un jour fantaisie à quelque autre sociétaire de nous jouer l’Ogre par