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conscience, fait gonfler, crever le germe ; et le germe, dans la fécondité de son cerveau, que le repos avait accrue, montait en une plante inculte, déjà puissante. Un jour, brusquement, il s’inquiéta, s’effraya presque. Insensiblement l’œuvre s’était poursuivie : il la portait en lui ; et, tout à coup, elle le hantait, l’obsédait d’un besoin d’aboutir, de se produire à la lumière, de revêtir, ainsi qu’un manteau somptueux, la formule d’art dont elle serait manifestée pour le regard des foules.

Pour la première fois, Paul sentit toute la grandeur du sacrifice auquel il s’était résigné. Il entrevit un supplice, une torture : l’idée éclatant le cerveau comme un bourgeon des feuilles, par une loi de nature ; la pensée plus cruellement emmurée sous le crâne que ne l’eût été le corps dans un caveau. Il redouta qu’il fût trop tard, qu’aveuglé trop longtemps par la trompeuse diversion apportée à sa douleur, il lui fût désormais impossible d’entraver le mouvement commencé, de suspendre le fonctionnement graduellement repris sous l’abri décevant des pieuses réminiscences. La force productrice fermentait au dedans de lui, s’échappait en des rêves troubles, en des fièvres qui battaient ses tempes. Et le travail, en même temps, prenait l’attirance d’un refuge ; tandis que l’oisiveté le livrait sans défense aux tourmens des souffrances, aux regrets amers des joies perdues.

Cependant la parole donnée à la morte était la haute loi primant tout. Il tenta de se ressaisir. Il s’arracha du cabinet de travail, où il se sentait désarmé, parmi la suggestion des livres, avec, dans le recueillement de la pénombre, la tentation du large papier blanc aveuglant comme une neige sans tache. Il tenta de voyager, de remplacer par l’agitation physique le bouillonnement intellectuel. Mais il dut céder à l’appel des choses coutumières, devenues partie intégrante de sa vie. De même que chaque jour il allait s’incliner sur la tombe de Marie, de même il se voyait ramené à la table ; et là, il retrouvait, toujours plus forte, comme la peur d’une action mauvaise, la tentation. Ses doigts avaient des tremblemens convulsifs ; les idées affluaient à son cerveau, l’emplissaient à le faire craquer.

Un moment, il rencontra un dérivatif. Ce fut, en de longues lettres à des amis éloignés, de remuer, à travers des pages, des idées et des mots. Il en eut un soulagement, y prit un plaisir délicat de lettré ; mais ce plaisir, qui durait le temps d’écrire, le laissait plus inquiet ensuite, agité comme une eau dont on a- troublé l’équilibre. Puis, ces lettres mêmes, de lui rappeler les temps où elles étaient la forme principale de l’échange et de l’expansion des idées, les temps des vieux manuscrits, antérieurs au livre, lui ramenaient plus aiguë, avec la tristesse de la feuille