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assemblées confuses et plus ou moins fortuites qu’on appelle les foules. L’homme qui s’y môle ne tarde pas à en subir l’influence et ne conserve pas longtemps l’intégrité de son caractère. Il se passe en lui quelque chose d’étrange ; il n’a pas changé de nom et de figure, et pourtant il n’est plus ce qu’il était. L’esprit de la foule s’est communiqué à lui ; on ne le reconnaît plus, et souvent il a peine à se reconnaître lui-même. Qu’est-ce que l’esprit des foules ? quel est le secret de leur action mystérieuse sur les individus ? Comment se fait-il qu’en de certaines occasions elles leur fassent commettre des actes dont ils se croyaient eux-mêmes incapables ? Comment le juge doit-il apprécier des crimes qu’on peut qualifier de crimes collectifs, et si les principaux coupables tombent entre ses mains, quel degré de peine devra-t-il leur appliquer ? Telles sont les questions qu’un positiviste italien, M. Scipio Sighele, a tâché de résoudre dans un petit livre où l’on trouve des vues ingénieuses et justes, mêlées à d’autres qui nous paraissent incomplètes ou contestables[1].

Mais pourquoi M. Sighele a-t-il déployé un pompeux appareil de théorèmes et de science pour aboutir à des conclusions qui, en définitive, comme on le verra, n’ont rien de scientifique et dont il n’est lui-même, de son propre aveu, que médiocrement satisfait ? Pourquoi s’est-il amusé à nous promettre plus qu’il ne pouvait tenir ? On aime aujourd’hui à donner un air de démonstrations rigoureuses à des raisonnemens qui n’ont pour eux que leur vraisemblance. Un mathématicien de mauvaise humeur déclarait qu’il n’y a pas d’autre science que les mathématiques, et qu’il ne se sentait aucun goût pour toutes les demi-sciences qui font les délices de cette fin de siècle. Ce mathématicien déraisonnait, et les sciences d’observation, quelles qu’elles soient, sont fort respectables, quand l’observateur est consciencieux, qu’il se défie de lui-même et n’avance que ce qu’il peut prouver. Mais c’est surtout en de certaines matières que la circonspection est la première vertu du savant : — « L’homme qui a secoué le joug des préjugés de la théologie et de la métaphysique, nous dit M. Sighele, sait qu’il n’existe qu’une seule loi pour l’humanité comme pour l’univers. » — Je suis prêt à lui donner raison, pourvu qu’il accorde que plus on s’élève dans l’échelle des êtres, plus l’observation devient difficile, délicate, et plus il faut s’abstenir de donner aux lois un caractère d’inflexible rigueur. Qu’il s’agisse du principe de l’hérédité ou de l’action des assemblées sur les individus, les sciences morales sont le royaume des exceptions. La combinaison de deux gay produira toujours les mêmes effets, et on a vu, selon le vent qui soufflait sur elles, des

  1. La Foule criminelle, essai de psychologie collective, par Scipio Sighele, traduit de l’italien par Paul Vigny. Paris, 1892 ; Félix Alcan.