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commettre un crime dont l’idée seule, une heure auparavant, lui aurait inspiré une invincible répugnance. Celui-là est un criminel par occasion. Comment l’est-il devenu et à quel degré est-il responsable de son action ? Voilà les deux points à étudier.

M. Sighele estime que « par une loi fatale d’arithmétique psychologique, » la foule est moins portée aux bons sentimens qu’aux mauvais, que le microbe du mal s’y développe facilement, que le microbe du bien y meurt presque toujours, faute de trouver un milieu favorable à sa vie. « Dans une multitude, nous dit-il, les bonnes qualités des particuliers, au lieu de s’unir, s’élident. Comme la moyenne de plusieurs nombres ne peut évidemment être égale au plus élevé de ces nombres, de même un agrégat d’hommes ne peut refléter dans ses manifestations les facultés plus élevées, propres à quelques-uns de ces hommes. La compagnie affaiblit aussi bien la force du talent que les sentimens charitables. » On pourrait répondre à cela que, si la loi d’arithmétique psychologique est vraie, les mauvaises qualités s’élident comme les bonnes et qu’en conséquence les multitudes, représentant toujours une moyenne, ne sont qu’une image agrandie de l’homme médiocre, mais il ne s’ensuivrait point qu’elles soient perverses.

Au surplus, l’expérience démontre, et M. Sighele en convient, qu’elles sont parfois plus accessibles aux sentimens généreux que les individus laissés seuls avec eux-mêmes. Lorsque le plus grand des orateurs réussit à convaincre les Athéniens que l’homme qui avait attiré sur eux d’irréparables malheurs, en les engageant à s’armer contre Philippe, méritait des couronnes et non des peines, lorsque, attestant ceux qui étaient morts à Marathon, il se glorifia d’avoir sauvé l’honneur de son pays et persuada à des boutiquiers et à des artisans que leur honneur leur était plus cher que leur vie, on assista ce jour-là au plus beau triomphe que la parole humaine ait jamais remporté, et du même coup le peuple athénien prouva qu’une multitude n’est pas toujours médiocre et que les grandes inspirations savent trouver quelquefois le chemin de son âme. Tel citoyen, pris isolément, aurait résisté peut-être à l’éloquence de Démosthène ; il parlait à une foule, et la foule s’est rendue.

Si les multitudes ne sont pas toujours médiocres, elles ne sont par elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises. Personne n’aura envie de contredire M. Sighele quand il affirme qu’une foule ne se forme pas sans raison, et quand il ajoute que les hommes qui ont senti le besoin de se rassembler apportent avec eux une certaine disposition d’esprit, laquelle varie selon les cas et les occasions. Or ce qui détermine le caractère des foules, c’est justement cette prédisposition générale, dont la couleur est toujours celle de l’idée qui les intéresse, et partant elle est souvent fort innocente. Le public d’un théâtre n’en a pas