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bout d’un quart d’heure ces fous lui semblent sages, et les signes outrés lui paraissent les seuls qui puissent manifester ce qui se passe en lui. Il apprend bien vite à exagérer les siens, et du même coup, par un effet de répercussion, à exagérer ses sentimens. La température de son âme ayant changé, ce qu’il trouvait chaud lui semble tiède, ce qu’il trouvait tiède lui semble froid, et il se sent à l’aise dans la forge des violens.

M. Sighele qualifie de « suggestion mutuelle » cette contagion morale qui se développe dans les foules. On parle aujourd’hui de suggestion à propos de tout et quelquefois hors de propos. Qu’est-ce que la véritable suggestion ? Elle se produit dans tous les cas où une volonté étrangère se substitue dans l’individu à sa volonté propre. Le magnétiseur suggestionne le somnambule en lui imposant son idée. Mais la foule n’agit sur moi que si son idée est la mienne. Je voulais déjà ce qu’elle veut, je croyais d’avance tout ce qu’elle croit. J’avais le sentiment vif de mes droits, et je regardais comme des ennemis ceux que je soupçonnais de les méconnaître. La foule ne m’a pas suggéré des idées que je n’avais pas ; mais, en me frottant à elle, j’ai senti s’accroître outre mesure l’intensité de ma volonté et de ma passion. Mes griefs me semblaient graves, ils me semblent énormes ; la justice de ma cause me paraissait certaine, elle me paraît évidente ; j’accusais mes patrons de sacrifier mes intérêts à leurs fantaisies, je ne vois plus en eux que d’odieux tyrans. Le fer était chaud, on l’a chauffé à rouge et à blanc. À la bonne heure ! mais j’ai plus d’une fois peut-être ressenti de violentes colères, et mes colères n’ont point brûlé de maisons, mes rancunes n’ont assassiné personne. Si je suis un honnête homme, il doit m’en coûter beaucoup de venger mon injure par des actes que jusqu’ici j’avais traités de scélérats. Pour devenir criminel, il faut que je renonce à tous mes principes, que je démente les habitudes de toute une vie, qu’en un mot je subisse une véritable métamorphose. Comment s’opère-t-elle en moi ?

« — Le nombre, nous dit M. Sighele, augmente l’intensité d’une émotion ; mais il n’a pas seulement cet effet arithmétique, il est en outre, par lui-même, la source d’émotions nouvelles. Le nombre donne en effet à tous les membres d’une foule le sentiment de leur subite et extraordinaire omnipotence. Ils savent qu’ils peuvent la faire valoir sans contrôle, qu’on ne pourra ni la juger ni la punir, et cette assurance les encourage à commettre des actions qu’ils condamnent eux-mêmes, les sentant injustes… C’est une loi psychologique que qui peut tout ose tout… La toute-puissance subite et la licence de tuer, comme l’a écrit M. Taine, sont un vin trop fort pour la nature humaine. » — Ces considérations sont fort justes ; mais je regrette que M. Sighele n’ait pas poussé plus loin son analyse, qu’il n’ait pas