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une table bien faite, elle est sûre de ne pas avoir de mécompte, car, en somme, rien n’égale l’autorité de ce que l’éminent secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences appelait, ici même, il y a quelques années, « les lois du hasard[1]. » Les statisticiens de profession, et les autres surtout, abusent parfois des moyennes ; mais il y a des cas où elles n’ont rien d’illusoire, et les compagnies d’assurances le savent mieux que qui que ce soit.


IV

Lorsqu’on s’est mis à explorer, comme nous le faisons ici, les frontières qui séparent la vie de la mort, une question se pose et s’impose : vivons-nous autant, vivons-nous moins, vivons-nous plus que nos ancêtres ?

Les pessimistes, loin d’admettre que l’existence moyenne de l’homme tende à s’allonger, professent volontiers, comme le Mersolles de M. Jean Reibrach[2], que les fièvres auxquelles les sociétés modernes sont en proie doivent avoir pour effet de hâter notre fin. Ils allèguent que les poisons se sont répandus autour de nous, au moins autant que les antidotes. Ils trouvent la jeunesse d’aujourd’hui plus vieille que la vieillesse d’autrefois et, de bonne foi, ils posent en principe que nous mourons plus tôt que ne mouraient nos prédécesseurs[3].

Sans doute les argumens ne manquent pas à qui veut prouver que notre siècle est un siècle de décadence. La fréquence toujours croissante des précoces criminalités, des avortemens, des infanticides, des suicides, des aliénations mentales est un signe non équivoque de morbidité sociale, et le Marcellus d’Hamlet pourrait encore dénoncer autour de nous des fermentations délétères : something is rotten

Mais, au point de vue matériel, tout au moins, le milieu dans lequel se meut l’homme civilisé est évidemment plus clément, plus hospitalier que celui où l’homme primitif a fait ses débuts, et chaque jour y marque un nouveau progrès. Nous assainissons peu à peu notre planète, desséchant les marécages, amenant l’eau là où elle manquait, défrichant les terres trop boisées et

  1. Les lois du hasard, par M. Joseph Bertrand, Revue des Deux Mondes du 15 avril 1884.
  2. Voir la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1892, p. 294.
  3. Les naïfs, — ils sont nombreux, — se trouvent parfois conduits à la même conclusion par un singulier mirage : toutes les fois qu’on a pu leur montrer un survivant des générations antérieures, il était très âgé, naturellement ; et l’impression leur en reste qu’on naissait plus robuste et plus résistant il y a cent ans que de nos jours.