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du milieu ambiant, pénètre lentement et irrésistiblement le spectateur égaré sur ce rivage. Nous tentons une courte et pénible escalade le long d’un petit ruisseau alimenté par la fonte des neiges supérieures, dont l’origine est très nettement indiquée sur le flanc de la montagne, bien en haut, non loin du sommet, sous la forme d’un trait noir capricieux qui va s’élargissant. Les branches auxquelles on s’accroche cassent dans la main ; les pieds enfoncent dans la mousse spongieuse. Le sol et les arbres sont pourris par l’humidité. Pour découvrir quelque chose, il faudrait s’élever par ce difficile chemin jusqu’aux cimes neigeuses qui nous dominent de plusieurs centaines de mètres. De là, on embrasserait un magnifique panorama, une vaste étendue de la mer intérieure, les ondulations cachées derrière les premières vagues des chaînes de la grande île fuégienne, et un large espace de la terre patagone.

Le Tafna s’éloigne de grand matin et, dans la demi-clarté du jour naissant, nous croisons deux barques fuégiennes montées chacune par une demi-douzaine d’indigènes. Cette apparition aux contours vagues, teintée d’un gris uniforme, aux êtres et aux objets privés de relief par l’interposition du brouillard, subitement présentée, s’évanouit dans un recul brusque et fantastique. — S’ils avaient eu l’esprit de nous aborder à Borja, ils auraient obtenu l’objet de leur convoitise qu’on les entend solliciter par les cris incessans, bien connus des navigateurs, de galleta ! tabaco ! (du pain ! du tabac ! ). Ils auraient remporté un ballot de pièces de notre costume qu’ils réclament d’une manière figurée par la mimique d’un homme qui tremble, accompagnée de cette exclamation en espagnol : mucho frio ! (bien froid), pendant que les femmes, restées sur les canots, — car ces sauvages sont soupçonneux, — répètent sur une intonation moins musicale, mais aussi soutenue, au moins, que celle des chœurs antiques, la prière acharnée : galleta ! tabaco ! Et nous aurions reçu en échange les produits de leur très rudimentaire industrie, leurs flèches à bouts en verre de bouteille, dont ils recueillent la matière première sur les plages où les marins délaissent les objets devenus sans emploi ; leurs peaux de guanacos qu’ils n’ont pas le savoir-faire, sous ce climat, de façonner en manière de vêtement. Nous aurions enfin expérimenté la singulière faculté qu’ils possèdent de reproduire nettement, très compréhensiblement, aussitôt articulés devant eux, les mots d’une langue étrangère, toute une phrase, paraît-il. Mais voilà ! Nous ne nous sommes pas rencontrés. Tels deux êtres, qui feraient le bonheur l’un de l’autre, se croisent dans la vie sans s’accrocher.

Ils sont l’unique distraction sociale dans la traversée entre les deux mers. Ils sont l’espérance des passagers des vapeurs