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délimitation » a procédé au partage, et la démarcation a été représentée par une ligne droite, idéale, coupant dans l’inconnu des rivières à découvrir, des montagnes non dénommées et des déserts encore non entrevus. Le miroitement de l’or illusionne si bien la vue que lorsque la terre entrouvrant sa cassette fait reluire son trésor à l’œil des mineurs, il est prudent de se défier des chiffres établissant l’inventaire. Cependant, les résultats obtenus sont au moins satisfaisans, car les sarcleurs de pépites vont augmentant. Si le mouvement continue, il amènera comme toujours la colonisation du pays et la disparition des indigènes. Un beau jour, le dernier des Fuégiens fera son voyage d’agrément à Santiago ou à Buenos-Ayres, à l’instar de l’unique représentant des tribus tasmaniennes, qui vint en 1866 à Londres, où il eut l’honneur d’être présenté à la reine, « montrer à la nation meurtrière le visage du dernier Tasmanien. » — Des mineurs égarés ont été dépouillés par les Fuégiens, et comme l’indigence de ceux-ci ne leur permet pas de rien laisser traîner, mangés. Ils n’avaient guère besoin de s’ingénier à motiver leur extermination. À l’hacienda de la baie de Junte-Grande, chaque berger reçoit, à titre de prime, une livre sterling par tête d’Indien[1].

Au cap Pilar, nous avons trouvé une mer sans agitation ; chose rare et qui nous a occasionné la surprise et la défiance d’un marin de l’époque romaine rencontrant la « mer d’huile » aux abords de Charybde ou de Scylla. Nous n’avions en effet rien perdu pour attendre. Quelques heures plus tard, le mauvais temps commençait, et pendant deux jours et deux nuits, sans discontinuer, nous avons essuyé une tempête de première classe. Les secousses furieuses de l’hélice tournant à vide dans les grands coups de tangage communiquaient aux passagers l’angoisse que le navire surmené accusait par la plainte de ses jointures craquantes. Dans les rares momens où le pont, presque incessamment recouvert de paquets d’eau, était accessible, c’était un étrange concert résultant du tumulte des vagues et du sifflement du vent à travers les cordages ; où l’on croyait entendre des vagissemens de nouveau-né, des miaulemens de chat, des plaintes grêles, des clameurs confuses, des hurlemens prolongés, toute une ménagerie diabolique alternant avec les coups de bélier détachés par la mer contre les flancs du bateau. Pendant le déchaînement des forces naturelles, le sommeil a été rendu à peu près impossible, tant par le mouvement désordonné que par le vacarme assourdissant, et dans la cabine faiblement éclairée, l’insomnie prenait une teinte de cauchemar à la faveur de la bizarre disposition accusée par les rideaux, les

  1. Société de géographie commerciale du Havre, mars-avril 1890.