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de notes éparses et rares. Deux ou trois fois le dessin se reproduit, non pas fugué, mais seulement orné d’agrémens divers : syncopes, triolets aimables, qui voilent un peu la nudité des contours. Survient alors un second thème, délicieux d’aisance et d’abandon, en apparence étranger, opposé même au premier, mais qui n’en est en réalité que l’extrait ou le corollaire. Tous deux prennent leur course ensemble, une course ailée, qui se plaît à de charmans détours, se joue à de faciles obstacles pour les tourner ou les franchir. Mais tout à coup s’élance et file une gamme de violons, comme un sillon de feu. De l’héroïque chef-d’œuvre, c’est peut-être l’éclat le plus héroïque. Est-ce une charge de guerre, une poussée à la mort, que figure cet admirable mouvement ? Il se peut. Mais j’y crois voir aussi, plus encore peut-être, l’élan d’une âme soulevée et bondissante, la plus sublime expression que la musique ait jamais donnée à la force morale, à la volonté souveraine, à l’absolue liberté. Paraissent maintenant les héros que nous avons évoqués : Judas Macchabée, Marcel, Jean de Leyde ; que Guillaume et ses compagnons descendent de leurs montagnes ! Viennent les légions de Berlioz et les volontaires de Rouget de l’Isle, et les soldats et les martyrs, tous ceux qui moururent pour leurs croyances, leur patrie ou leurs amours, Beethoven les dépasse tous. Son héros n’est plus, car nous avons suivi ses funérailles, mais il n’est mort que pour revivre, et voici son apothéose. Comme au début du finale, un point d’orgue arrête l’orchestre. Puis le second thème reprend avec une gravité inattendue. Il se dilate en ondes successives, en cercles toujours élargis, en escalades d’arpèges, en accords gigantesques étages les uns par-dessus les autres et soulevés comme des houles profondes. Quelques voix encore plaintives voudraient s’attarder aux regrets, mais l’allégresse est la plus forte, un trait vertigineux emporte la symphonie et l’abîme dans un tourbillon d’héroïque, de divine joie.

Parmi les chefs-d’œuvre de Beethoven, il en est de deux sortes : les uns, comme l’ouverture de Coriolan, la sonate en ut dièze mineur, l’Appassionata, la pathétique, sont tristes tout entiers ; ce sont les inconsolés. D’autres, les plus nombreux, nous mènent par la souffrance au bonheur, par la lutte à la victoire, par la vie et la mort à l’immortalité. La symphonie héroïque est parmi les derniers, qui sont les plus admirables. Ils nous donnent le plus grand exemple et la plus haute leçon, parce qu’ils symbolisent toute notre destinée : nos douleurs, nos devoirs et nos espérances, l’épreuve passagère suivie de l’éternelle gloire.


CAMILLE BELLAIGUE.