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Le propriétaire du bien noble cherche dans sa culture le bénéfice dont il vivra, porte ses produits sur le marché ; mais, ces produits, la terre ne les donne que par le travail de l’homme. Sur ses domaines, sans cesse agrandis, le hobereau prussien aura à se procurer une main-d’œuvre de plus en plus étendue avec laquelle il traitera lui-même, étant un exploitant direct, avec laquelle il cherchera à traiter au meilleur compte. En réalité, il n’a point à traiter, et il ne faut point parler de compte.

N’oublions point que, même en Prusse, même dans l’État monarchique des Hohenzollern, l’aristocratie foncière dispose presque à son gré de la population rurale. L’état du droit public donne aux rapports économiques du seigneur et du serf un caractère très particulier : le propriétaire noble dispose de l’ouvrier agricole, qui n’a, vis-à-vis de lui, ni sauvegarde de droit pour discuter le salaire, ni la faculté d’échapper, même par la fuite, à l’oppression qui pèse sur lui. Et alors le salaire se réduit à zéro. Le paysan travaille pour rien six jours par semaine pour le compte du seigneur.

On verrait aussi, si quelques précautions n’étaient prises, le seigneur foncier accaparer la terre comme le travail de l’homme, agrandir à son gré son domaine en expulsant les petits tenanciers à titre précaire qui en occupent la plus grande partie. C’est ce qui se produit dans les États oligarchiques, dans le Holstein et dans le Mecklembourg. C’est ce que les Hohenzollern se sont efforcés d’empêcher et ont empêché dans une large mesure en Prusse. Le hobereau prussien peut expulser le tenancier ; mais il doit le remplacer et ne peut adjoindre la tenure à son domaine direct, ou du moins s’il le fait, c’est en violation d’une des lois fondamentales de l’État monarchique en Prusse. Ainsi s’est constitué dans la monarchie des Hohenzollern un état social nouveau qui n’a rien de commun avec le moyen âge, qui se forme à la fin du XVIe siècle, qui atteint sa pleine expansion au XVIIIe et se prolonge jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Le hobereau prussien, si fort que cette vérité puisse lui coûter, est un industriel, d’autant plus prospère qu’il dispose pendant longtemps d’un réservoir de main-d’œuvre à peu près gratuite. Il ne passe plus son temps à la guerre comme le Ritter du moyen âge. Il ne vit pas à la cour comme le seigneur français ; loin de sa terre, comme le grand propriétaire absentéiste d’Irlande. Il ne l’afferme point par vastes étendues comme le grand propriétaire anglais. Il est là sur le domaine. Il l’exploite. Il le fait valoir lui-même.

C’est une organisation rigoureuse fondée sur l’injustice et le privilège, mais singulièrement vivace. Elle subsiste après plusieurs siècles à la fin du XIXe et ne paraît point près de disparaître.