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À TRAVERS LA MACÉDOINE SLAVE.

ne peut guéer le fleuve à cause des marais, des tourbières riveraines, des boues et des herbes du fond. Il dut toujours exister un pont et une ville en cet endroit ou dans les environs immédiats. Le pont actuel est de bois, tout neuf, provisoire comme toute chose en Turquie, fait de poutres enfoncées et de planches clouées. Des ruines de pierre, des restes de fondations apparaissent dans l’eau claire. Le Drin coule limpide, large et rapide, à pleins bords, sans rives limitées, sur un fond si vert, si herbu, qu’à peine on distingue au loin le fleuve des prairies voisines. Sur le pont, dans une double bordure d’échoppes, les Bulgares vendent aux caravanes des poissons frais ou séchés. Des Albanais chargent sur leurs petits chevaux des sacs d’anguilles, de perches et de truites encore frétillantes. Ils vont au marché d’Elbassan, toujours pour la vigile de la Panagia, — deux jours de route et sous un soleil de feu ! La fraîcheur du poisson n’est guère estimée qu’en Europe, et par préjugé sans doute.

Nous étions venus au pont pour acheter des écrevisses. Nous espérions des écrevisses après trois jours de laitage et de fromage de chèvre. Mais notre gourmandise est déçue : la plupart des échoppes sont fermées. Depuis deux jours, une bonne moitié des Strougiotes est à Okhrida pour l’arrivée du nouvel archevêque bulgare. Notre hôte lui-même, qui nous donne ces explications, était parti et l’on attendait l’archevêque avant-hier : « Les hommes attendaient dans le bazar pour lâcher la détente de leurs fusils. Les enfans attendaient dans les magasins pour allumer l’encens. Les femmes attendaient aux fenêtres pour jeter des fleurs. Les diacres attendaient dans le clocher pour voir de loin et préparer les cierges… » Notre hôte a beau renier Homère et l’hellénisme : il dénombre comme ses ancêtres. « Mais l’évêque n’est pas venu, on ne sait quand il viendra… Ces brigands, ces cornus (traduisez : les Grecs) ont encore monté quelque coup. N’importe, continue le khandji, qui manque de littérature et ignore ses auteurs, mais parle comme eux, — à Strouga, on est b… Bulgare, fovera voulgari… »

On a commencé depuis peu de temps. Quand notre homme est venu, il y a quinze ou vingt ans, personne ne savait, et tous se croyaient Hellènes ; mais on est allé vite. L’école bulgare fut d’abord entretenue par un subside de l’exarque. La communauté indigène payait alors un maître serbe. Elle n’a plus d’autre école aujourd’hui que l’école bulgare.

Le malheur est qu’au dehors les paysans sont arriérés ; ils ne connaissent pas le patriotisme et préfèrent souvent les prêtres du patriarche à ceux de sa toute sainteté l’exarque (le clergé grec au clergé bulgare). « Dans le caza, il n’y a guère d’éclairées que les trois cents familles de Strouga ; tout le reste, des bêtes ! »