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venu ! En voyant la lune déjà haute et la route lointaine toujours déserte, les popes sont descendus près de nous, craignant pour nos Noblesses les ennuis d’une veillée solitaire. L’un d’eux porte une grosse bouteille, et l’autre un gros livre.

Il n’a plus été question de la tyrannie bulgare, et personne, qu’eux et nous, n’a plus hasardé un mot. L’Hellène et les deux Valaques, dont les mines s’étaient renfrognées, furent bien vite radoucis par l’excellent raki de la bouteille. Quant à nous, j’avoue que les plaintes des Hellènes et le souvenir de toute cette journée nous avaient prévenus contre ce clergé bulgare : leurs grands yeux cernés luisaient pour nous de fanatisme. Je ne crois pas que leur grosse bouteille nous ait corrompus. Mais, en toute franchise, nous les avons reconnus plus doux, plus civilisés, et surtout plus instruits, que la moyenne des prêtres orientaux.

Puisque nous ne savons pas le bulgare, ils nous parlent un grec très pur, et c’est un livre grec qu’ils nous apportent, un volume de la Patrologie contenant la vie de saint Clément, évêque des Bulgares. « Lis et tu pourras convaincre tous ceux qui pensent en Europe que nous, à Okhrida, nous ne sommes pas des Bulgares. »

Cette vie, écrite en grec par un archevêque d’Okhrida du xiie ou du XIIIe siècle, un certain Théophylacte, disait l’éditeur, est en effet terriblement bulgare, fovera voulgariki (c’est décidément l’expression employée). Elle contait comment saint Clément, évêque d’Okhrida, vint au xe siècle dans les terres bulgares, vécut parmi les Bulgares, écrivit en slave, c’est-à-dire en bulgare, bref, comment il nous donna, à nous Bulgares, tout ce qui élève les cœurs et ravit les âmes. »

À tous les mots de terre slave, métropole bulgare, appliqués à leur ville et à leur canton (les pages étaient cornées à ces endroits et la leçon avait dû servir déjà pour plus d’un étranger), nos popes triomphaient. Voulant ménager l’Hellène et les Valaques présens, nous n’avons pas dit tout haut que la démonstration était probante. Mais tout ce que nous avions vu depuis Strouga nous persuadait mieux que ce texte. Aujourd’hui, comme il y a neuf siècles, ce pays est bien un coin de Slavie, une métropole bulgare. Les temps ont bien changé depuis le jour où Victor Gregorovitch, racontant son voyage en Turquie d’Europe, écrivait : « Les Bulgares d’Okhrida se distinguent des Grecs par leur caractère ; mais l’influence grecque a presque étouffé la langue nationale qui ne reprend ses droits que dans le cercle de la famille. Il ne m’est pas arrivé de rencontrer quelqu’un à Okhrida qui pût comprendre la grosse écriture slave. Au contraire, plusieurs étaient exercés à la lecture des livres grecs sur de vieux manuscrits. »