Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/607

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans sa vigoureuse vieillesse, il semblait que la Providence eût spécialement conservé le sénéchal de Champagne, Jean de Joinville, pour rendre témoignage des vertus de saint Louis aux générations qui ne l’avaient pas connu ; pendant vingt ans encore le sénéchal vécut entouré du respect qui s’attachait à l’ami du saint roi non moins qu’au gardien reconnu des anciennes traditions et à l’arbitre des questions de courtoisie. Son rôle ne finit pas avec son existence. La place qu’il a tenue à la cour de Philippe le Bel et de ses fils, il la tient encore aujourd’hui ; car, lorsqu’il mourut presque centenaire, il laissa un livre composé sans art, mais rempli de bonne foi et de simple grâce, livre dans lequel, tant que notre langue sera comprise, on devra toujours aller chercher le vivant portrait de notre plus grand roi.

Quel que soit d’ailleurs le point de vue auquel on se place, — philologie, histoire littéraire, histoire des mœurs, — ce livre est infiniment précieux. Il est un des plus anciens textes historiques écrits en français, et, mieux que tout autre, il permet de concevoir ce que fut l’idéal moral d’un homme du moyen âge. Joinville vécut à l’apogée de cette grande époque dont il est, peut-être à meilleur titre que saint Louis, la plus complète personnification. Par sa situation, par ses vertus comme par son génie, saint Louis était une exception, et les exceptions se rencontrent dans tous les temps. Il n’y a que les hommes de condition et de facultés plus rapprochées de la moyenne sur qui l’on puisse mesurer l’influence exercée par le milieu dans lequel ils ont vécu. Joinville était loin d’être un homme hors ligne. Les gens du XVIIe siècle l’eussent appelé un « honnête homme » et ses contemporains un « prud’homme. » Doué d’un cœur aimant, d’une conscience droite, d’un « subtil sens » que saint Louis se plaisait à reconnaître, il avait dû recevoir, — ses écrits autorisent à le croire, — une instruction aussi étendue que pouvait l’être celle d’un homme de son époque, et la charge héréditaire qu’il se trouva remplir dès son enfance à la cour de Champagne lui avait donné de bonne heure, avec l’usage du plus grand monde, une autorité en matière d’étiquette, qu’il conserva jusqu’à sa mort. Un très vif sentiment du devoir suppléait chez lui au défaut de certaines qualités. C’est ainsi qu’étranger aux instincts militaires, et même fort accessible à certaines craintes, il montra dans tous les combats une vaillance et une fermeté dignes des plus ardens chevaliers. Ce sentiment, il le devait à la vertu dominante des hommes de son temps : la foi, inconsciemment respirée depuis sa naissance, mais exaltée, et comme épurée à l’exemple de celle de saint Louis, au point de pénétrer toutes les actions de sa vie. Lorsqu’une conviction profonde s’empare d’une âme humaine, elle y croît de telle