Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/611

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mariage. Le compagnon des brigands fit souche de seigneurs ; la maison grandit, elle s’enrichit par des alliances, peut-être par de nouvelles usurpations sur les monastères du pays auxquels elle imposait sa protection, et aussi, — c’est justice de le dire, — grâce à la vaillance de ses chefs. L’un d’eux, Geoffroy III, accomplit de telles prouesses en terre-sainte, sous les yeux du comte Henri, qu’elles lui valurent la sénéchaussée de Champagne. Depuis lors, il n’y a pas de croisade où ne figure un Joinville. C’est Geoffroy IV qui périt en 1190 à ce terrible siège d’Acre où les croisés assiégeans étaient eux-mêmes investis par l’armée de Saladin. C’est Geoffroy V, un héros dont le courage avait inspiré assez d’admiration à Richard Cœur-de-Lion pour qu’il voulût partir les armes des Joinville de celles des Plantegenet ; un croisé fidèle à son vœu qui, tandis que le gros de ses compagnons, au lieu de délivrer le tombeau du Christ, allait se partager les lambeaux de la plus ancienne monarchie chrétienne, vint mourir obscurément sur le sol de la terre-sainte. C’est le frère de Geoffroy V, Simon, qui, après avoir péniblement arraché à son suzerain la reconnaissance de l’hérédité de la sénéchaussée dans sa famille, prit part au siège de Damiette, à côté de Jean de Brienne. Enfin, sur ce même sol d’Egypte, c’est, quarante ans plus tard, le compagnon de saint Louis tombant aux mains des Sarrasins.

La croisade de Constantinople a eu le triste résultat de rendre suspect à la postérité le mobile de ces grandes entreprises. Bien des croisés pourtant, même après cette époque, n’avaient d’autre ambition que de faire œuvre chrétienne. Telle était la manière de voir dans l’entourage de Joinville. À la suite de l’un de ses premiers faits d’armes, sur les confins de la Franche Comté, un jour que le jeune sénéchal venait d’aider son oncle, Josserand de Brancion, à chasser des Allemands qui avaient envahi une église, il avait vu son chef se jeter à genoux devant l’autel à peine dégagé et supplier le ciel de lui épargner désormais ces guerres entre chrétiens en lui permettant de mourir pour le service de la foi. D’ailleurs, la mémoire de Geoffroy V était chez Joinville l’objet d’un véritable culte ; à son retour de terre-sainte, il suspendit dans sa chapelle le bouclier du héros qu’il était allé chercher lui-même au Krak, la célèbre forteresse des Hospitaliers où son oncle était mort, et il tint à fixer le souvenir de ses hauts faits dans la longue épitaphe qu’il fit apposer à Clairvaux. Un homme nourri de tels exemples ne devait pas hésiter à suivre le roi contre les infidèles, et il n’est certes pas besoin de chercher, dans sa détermination, la part de vulgaire ambition que lui attribue, bien gratuitement, un critique chez qui la sûreté des connaissances historiques était loin d’égaler la finesse des jugemens littéraires.