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associée au lieu d’habitation ; encore n’est-il pas sûr qu’elle n’affectât pas quelquefois une forme très voisine de la forme sous laquelle nous la concevons aujourd’hui. Si Joinville, pour ne parler que de lui, éprouva en quittant sa demeure ce premier déchirement auquel nul homme n’a jamais échappé en se séparant des siens, il semble qu’il connut aussi cette émotion moins poignante peut-être, mais non moins profonde que l’on ressent en voyant disparaître les rivages du sol natal. Soixante ans après, il en retrouvait quelque chose lorsqu’il dictait le récit de son embarquement : — « En peu de temps, dit-il, le vent frappa sur les voiles et nous eut enlevé la vue de la terre, tellement que nous ne vîmes que le ciel et l’eau ; et, chaque jour, le vent nous éloigna des pays où nous étions nés. » — Et, pourtant, cette terre que le sénéchal cherchait encore à distinguer au-delà de l’horizon n’était pas comprise dans les limites politiques du royaume de France ; c’était la Provence, terre française assurément, mais alors fief d’empire. Néanmoins, Joinville paraît l’avoir considérée avec les mêmes yeux qu’il y a deux siècles, avant que les idées d’unité eussent pris corps, un Toscan, par exemple, pouvait considérer la Ligurie. Ce sentiment, d’ailleurs, était parfaitement compatible avec ce que, faute d’un mot unique, nous appellerons l’état d’esprit féodal. Joinville lui-même, appelé par le roi à venir, avant la croisade, jurer fidélité aux héritiers du trône, refusa sous prétexte qu’il n’était pas son homme. L’excuse était bonne, le sénéchal n’ayant envers la couronne que les obligations réflexes qui résultaient des obligations directes de son suzerain, le comte de Champagne. On ne saurait donc tirer de ce fait des conclusions contraires aux sentimens d’attachement à la patrie française que nous avons cru pouvoir signaler chez Joinville ; pas plus qu’on ne pourrait aujourd’hui accuser de manquer au patriotisme un citoyen qui refuserait de se reconnaître envers l’État des obligations qu’il n’aurait qu’envers sa commune.

Indépendamment de tous les liens du cœur, les raisons d’intérêt auraient aussi pu faire hésiter Jean à partir. C’était une grande affaire que la croisade. Le seul voyage sur mer demandait des mois ; les campagnes duraient plusieurs années. De plus, un seigneur du rang de Joinville n’apportait pas à la cause de la chrétienté le seul concours de son bras : il ne pouvait se dispenser d’engager à sa solde un certain nombre de chevaliers et traînait après lui une suite considérable. Enfin, — et c’était là le plus important aux yeux d’un homme scrupuleux qui ne voulait « emporter nuls deniers à tort, » — il y avait à se mettre en règle avec tous ceux à qui il avait pu causer quelque dommage. Sur ce chapitre,