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de Damiette abandonnée par les musulmans, paraît n’avoir été qu’une suite d’escarmouches où les croisés, obligés de combattre à pied contre la plus impétueuse des cavaleries, infligèrent, malgré l’infériorité de leur situation, des pertes sérieuses aux infidèles. Toutefois, il serait difficile de se faire une idée de cette journée si Ton n’avait pas d’autres témoignages que celui de Joinville ; car, par une singulière contradiction, cet homme qui donna, en tant d’occasions, des preuves de l’opiniâtreté de son courage et de la fermeté de son sens, n’avait ni goût ni coup d’œil militaire. Tandis que les chroniqueurs les plus froids, les trouvères les plus dénués d’inspiration, ne sortent de leur apathie ordinaire que lorsqu’ils ont des combats à raconter, Joinville, dans ses récits de batailles, s’en tient à la plus incolore des narrations et tombe dans la plus inextricable des confusions. Lui qui rapporte en termes si touchans les moindres traits de piété ou de bonté de son roi, qui dépeint avec tant de charme et de sobriété certaines scènes imposantes comme le festin de Saumur, ou familières et émouvantes en même temps, comme son entretien avec le roi à la suite du conseil où fut discutée l’opportunité du retour en France, il est hors d’état de raconter clairement le plus simple combat. Pour lui, la guerre n’est pas, comme pour la plupart des hommes de son temps et de sa classe, le plus enivrant des plaisirs et le plus passionnant des spectacles ; c’est un devoir qu’il ne fuit jamais, au-devant duquel il va quelquefois et qu’il accomplit jusqu’au bout avec une ténacité d’autant plus méritoire qu’elle n’est due ni à l’enthousiasme ni à la vanité, mais à la seule conscience d’une obligation morale.

Malgré tout, le sentiment du devoir lui donnait une supériorité sur les autres chevaliers en ce qu’il lui inspirait une fidélité à la consigne à peu près ignorée de ses contemporains. On a peine à se figurer quelles pouvaient être alors les difficultés du commandement. Braver inutilement le danger, se lancer à corps perdu sur l’ennemi dès qu’on le voyait paraître, sans se préoccuper d’attendre ses compagnons, frapper le plus fort possible, telle était l’étroite idée que se faisaient du devoir militaire la plupart des chevaliers, ou plutôt le grossier idéal que poursuivait leur vanité. Saint Louis et quelques-uns de ses conseillers militaires avaient compris quels désastres pouvait amener cet élan irréfléchi qui, dans le siècle suivant, causa toutes les grandes défaites de la guerre de cent ans. Le roi avait formellement interdit les attaques isolées, mais bien peu de ceux qui l’entouraient tenaient compte de ses défenses. En vain, Louis blâmait en termes sévères la conduite des contrevenans, alors même que, comme le vaillant Gautier d’Autrèches, ils avaient payé de leur vie leur audace ; en vain, il faisait jurer aux plus ardens d’observer ses défenses. À la vue de l’ennemi, tout