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trône les exemples de Louis IX, il espérait contrebalancer l’effet de ceux que lui donnait son père. En lui faisant connaître la vie du grand saint dont le sang coulait dans ses veines, il pensait lui inspirer l’ambition de marcher sur ses traces. C’était là une pensée sur laquelle il ne croyait pouvoir trop insister. Après avoir dit comment Louis IX avait été mis par le pape au nombre des confesseurs, il ajoutait : « De là fut et doit être grande joie à tout le royaume de France et grand honneur à tous ceux de sa lignée qui lui voudront ressembler en faisant le bien et grand déshonneur à tous ceux de son lignage qui, par leurs bonnes œuvres, ne le voudront pas imiter ; grand déshonneur, dis-je, à ceux de son lignage qui voudront mal faire, car on les montrera au doigt et l’on dira que le saint roi dont ils sont descendus eût répugné à faire une si mauvaise action. » Bien plus, Joinville tenait à faire parvenir sa voix jusqu’au souverain régnant. Venant de raconter le grand péril où s’était trouvée la galère de saint Louis lorsqu’elle donna sur un rocher devant Chypre, et faisant une allusion évidente au danger couru par Philippe le Bel lorsqu’il fut renversé de cheval à Mons-en-Puelle, il lui adresse cette apostrophe directe : « Qu’il y prenne garde le roi qui est à présent ; car il est échappé d’aussi grand péril ou de plus grand encore que nous ne fîmes ; qu’il s’amende donc de ses méfaits en telle manière que Dieu ne frappe pas cruellement sur lui ni sur ses biens. » Il ne peut, d’ailleurs, y avoir de doute sur les intentions du sénéchal : des trois manuscrits de ses Mémoires que nous possédons aujourd’hui, le seul qui contienne cette audacieuse apostrophe est celui qui reproduit l’exemplaire présenté à Louis Hutin, exemplaire qui devait presque infailliblement être mis sous les yeux de son père.

Préparer à la France un roi digne de son saint ancêtre, rappeler chemin faisant à Philippe le Bel le modèle qu’il aurait dû suivre, telle est, croyons-nous, la pensée politique qui n’eut pas moins de part que la pensée religieuse dans l’inspiration des Mémoires. Ces deux pensées correspondent d’ailleurs aux grandes divisions que Joinville a tenu à marquer dans son ouvrage, et qu’il ne détermine nulle part plus clairement qu’au début du second livre : l’une contenant ce qu’il appelle « les bonnes paroles et les bons enseignemens de notre saint roi Louis, » et l’autre « ses faits » ou, comme il le dit encore, « ses grandes prouesses. » Sans doute ces divisions n’ont pas toujours été scrupuleusement observées. La chose était naturelle dans ce qu’on a appelé « une longue déposition dictée et comme improvisée par un témoin qui s’abandonne au courant de ses souvenirs. » Ces négligences s’expliquent encore mieux si l’on se rappelle que la dictée des Mémoires