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donne, au même titre, les moyens d’étudier les questions qu’il soulève.

Celle qui se pose la première est de savoir si tout le livre est original, et si Joinville n’a pas eu recours à des ouvrages antérieurs. Or ces ouvrages semblent se réduire à ce « romant » ou chronique en langue vulgaire qu’il cite à la fin de son récit et qui a été reconnue pour être une ancienne rédaction des Grandes chroniques de France. Il est donc certain que son livre est presque uniquement rédigé d’après ses souvenirs personnels. Mais ces souvenirs semblent assez vivaces pour qu’on se soit demandé si l’auteur n’avait pas eu recours à des notes prises par lui au courant des événemens. La chose serait vraisemblable de sa part, car il avait certainement le goût d’écrire, et la précision avec laquelle il rapporte certains faits bien lointains déjà au moment où il dicta ses Mémoires pourrait nous porter à le croire. Cependant il y a tel de ces faits, par exemple les fêtes données à Saumur quand Alfonse de Poitiers fut armé chevalier, qui s’étaient passés lorsque l’auteur n’était qu’un enfant, c’est-à-dire à une époque où l’on ne saurait admettre qu’il pensât à publier un jour le récit des événemens dont il était le témoin. On doit plutôt croire que, par un phénomène souvent observé chez les vieillards, ses souvenirs les plus récens tendaient à s’effacer, tandis que les plus anciens gardaient toute leur précision. En tout cas, admît-on même qu’il eût pris des notes à une époque voisine des événemens, il n’en aurait pas moins fait preuve d’une puissance de mémoire visuelle qu’il conservait intacte dans toutes les circonstances. Quelque graves qu’elles soient, rien ne lui échappe de ce qui peut frapper ses yeux. Dans le tumulte au milieu duquel il est fait prisonnier sur le Nil, tandis qu’il sent sur sa gorge les poignards des mécréans, il garde assez son sang-froid pour s’apercevoir que le Sarrasin qui le tient embrassé porte un caleçon de toile écrue ; à son arrivée en Acre, dans la foule qui l’entoure, il distingue un valet qui vient lui offrir ses services et, toute sa vie, il se rappelle que cet homme avait une cette vermeille à deux raies jaunes. Bien plus, on sait combien sont vagues les souvenirs des images entrevues dans les rêves ; il n’en est pas de même pour Joinville, et le détail qui le frappe le plus, dans le songe prophétique qu’il eut à la veille du jour où Louis IX prit la croix pour la seconde fois, c’est que le roi était revêtu d’une chasuble vermeille en serge de Reims. Peut-être même cette faculté de vision nuit-elle chez lui au développement de la réflexion. Trop vivement impressionné par le spectacle immédiat de ce qui l’avoisine pour tenter de voir au-delà, il s’occupe encore moins de rechercher les causes de ce qui se passe autour