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buissons. Maintenant, refroidie, sans soleil, elle est silencieuse, la grande plaine, et ni chants, ni couleurs n’égaient plus la lisière de la forêt. En face de moi, l’horizon est borné ; du reste, il s’élargit ou se rétrécit à chaque minute, selon l’épaisseur des nuages qui le traversent, qui passent, qui roulent, c’est bien le mot, lents, compacts, comme endormis. Désidério a dit la vérité, nous sommes au milieu de nuages venus de l’Océan, à peine distant de quarante lieues. Ils marchent, défilent, s’abaissent, touchent le sol, ces nuages, puis rebondissent, repartent en avant pour aller se heurter contre la Cordillère, qu’ils ne pourront franchir. Là, épaissis, tassés, chargés d’électricité, ils s’effondreront à grand bruit en pluies copieuses dans les vallées ; puis, sous forme de torrens, de ruisseaux, de rivières, de fleuves, retourneront à leur lieu de naissance. Redevenus flots, entraînés par le tourbillon sans fin du gulf-stream, ils repasseront à une heure donnée par les mêmes lieux sans revoir les mêmes hommes, depuis longtemps emportés, eux aussi, mais sans espoir de retour, par un éternel tourbillon.

Dans leur course présente, les nues, je le remarque, rafraîchissent et fécondent. En rasant le sol, elles caressent les plantes, les raniment, font leur toilette, leur rendent leur verdure. J’admire ces résultats rapides ; j’assiste émerveillé à un brusque changement de saison, à un renouveau presque instantané.

En face du lieu où nous venons de déboucher, sentinelle avancée de la forêt, se dresse un acajou colossal. Nous allons le reconnaître ; son tronc, large de plus de cinq mètres, nous abritera du côté du nord, d’où vient en ce moment l’humidité. La sécheresse, l’aridité du sol aux pieds du centenaire, sont pour nous des garanties de bien-être relatif. Nous nous débarrassons de nos fardeaux, et nous voilà en quête de bois mort. La provision de combustible jugée suffisante, Désidério allume un feu, dispose le bivouac, s’occupe du souper. Dizio et moi avons aperçu au loin des cactus, et nous espérons recueillir là des fruits à la pulpe sucrée, sains pour nos bouches saignantes. Notre attente n’est pas trompée, et notre récolte est copieuse. Une exclamation du jeune Indien m’amène près de lui, il est accroupi sur le sol sablonneux. A-t-il vu un de ces dragons minuscules nommés iguanes ? Ils s’établissent volontiers dans de pareils lieux, ces sauriens à la chair délicate, blanche. Non, Dizio ne fouille pas la terre, ce qu’il regarde souriant, épanoui, c’est l’empreinte très nette d’un pied nu, d’un petit pied de femme. Il semble tout ému de sa découverte, Dizio ; au fait, je le suis moi-même. Une femme dans cette solitude, et qui doit habiter dans les environs du lieu où nous nous trouvons ! Nous en croyons à peine nos yeux.