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scrute, surtout vers ma gauche, la lisière de la forêt. Je pousse une exclamation ; là-bas, tourné vers moi comme s’il me regardait, je viens d’apercevoir un homme coiffé d’un chapeau de paille, vêtu de la longue robe de laine bleue dont les métis de la Terre Chaude s’affublent lorsque souffle le vent du nord. Me voit-il ? je puis le supposer, étant donnée l’excellence des vues indiennes. Il se met en marche, semble se diriger vers nous, puis disparaît ; il a dû pénétrer dans la forêt.

Nous tenons rapidement conseil, nous nous rapprochons des grands arbres, et chacun de nous choisit un tronc pour s’abriter. Désidério occupe le poste le plus avancé, c’est lui qui, au besoin, doit se montrer en parlementaire. Son costume, un simple caleçon retroussé, représente le vêtement national de la contrée, tandis que le mien, chemise en cotonnade bleue, veste et pantalon en peau de daim, représente celui des habitans du plateau de la Cordillère, d’ennemis naturels et méprisés. Grâce à ma mise, la conversation pourrait débuter par un coup de fusil, ce que je veux éviter à tout prix. Mes intentions pacifiques bien expliquées, bien comprises, nous nous tenons cois, écoutant le silence.

Il y a plus d’une heure que nous sommes à l’affût, c’est-à-dire trois fois plus de temps qu’il n’en fallait à notre visiteur supposé pour nous rejoindre, et l’impatience commence à me tourmenter. Est-il là, dans le fouillis de plantes qui s’entrelacent en face de nous, épiant ? Il a dû voir, la veille, les reflets de notre foyer, et lui aussi doit être curieux, anxieux de savoir qui nous sommes, de connaître nos intentions ; la montagne ne paraissant pas venir à nous, je propose d’aller à la montagne. Le statu quo n’est pas possible, nous avons besoin de reprendre nos libres allées et venues, de ne pas rester à la merci du caprice de notre voisin.

Puisqu’il possède une compagne, il doit être sédentaire, avoir une cabane. Devons-nous, pour chercher cette demeure, rentrer dans la forêt ou cheminer à découvert dans la savane ? Cette allure me paraît plus franche, et de nature à rassurer plus vite celui dont je désire nous faire un ami. Nous marchons, tournant le dos à la forêt, puis nous rabattons vers le point où nous avons aperçu l’inconnu. Il y a une trouée dans les broussailles, un défrichement. Ma lunette me permet de découvrir un terrain semé die cotonniers, une rangée de bananiers. Nous sommes aussitôt à demi rassurés, nous allons avoir affaire à un cultivateur et non à un chasseur, à un partisan de la paix.

Nous approchons de la plantation, et Désidério lance un retentissant : Ohé ! Nos armes sont en bandoulière, je suis à trente pas de mon guide, et Dizio se tient à ma droite, séparé de moi par une égale distance. Cette dissémination de nos forces est une tactique,