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S’il s’est donc séparé de Ronsard, c’est assez tard, comme on le voit, par un effet des circonstances plutôt que de sa volonté peut-être, pour des raisons tirées de son désir de réussir en cour et à Paris autant que de son inspiration ; et, très habilement, bien loin de débuter « par supprimer tout ce qui l’avait précédé, » au contraire, il a commencé par en sauver, pour le retenir, tout ce qui lui semblait de convenable à son nouveau dessein. Quel était ce dessein ? À quelle occasion ou dans quelles circonstances l’a-t-il conçu ? Et comment l’a-t-il exécuté ? C’est ici qu’interviennent ces raisons qui le dépassent, comme nous disions ; — et dont on ne peut comprendre toute la force qu’en remontant rapidement, par-delà Malherbe et Desportes lui-même, jusqu’à Ronsard et jusqu’à du Bellay.

Car pourquoi la Pléiade, animée qu’elle était de si hautes, et de si généreuses, et de si ardentes ambitions, n’avait-elle, à vrai dire, qu’à moitié réussi ? Certes, j’aime et j’admire le génie de Ronsard, l’extraordinaire fécondité de son invention verbale et rythmique ; son intelligence de l’antiquité ; l’audacieuse largeur de son inspiration ; tant de beaux Sonnets, d’Hymnes et de Poèmes un peu prolixes par malheur, et dont la langue est encore incertaine et mêlée, mais où brillent tant de beaux vers, où la grâce du sentiment, un peu précieux et un peu mièvre, s’allie de façon si curieuse à l’éclatante magie des mots, où si souvent enfin respirent à la fois tant de mélancolie et tant de volupté. Je n’aime guère moins le talent de Joachim du Bellay, Moins grand, plus faible et plus délicat que Ronsard, il a quelque chose de plus pénétrant, et, — je le dirai, quoique l’on ait bien abusé du mot, — quelque chose de plus moderne. Peut-être a-t-il aussi plus d’élévation naturelle ; et la mélodie de sa plainte, pour être soutenue d’une orchestration moins diverse et moins riche, n’en est que plus touchante. Nous avons encore, je le sais, de ce doux élégiaque de jolis Sonnets satiriques. Mais, après tout cela, et quand à l’admiration de Ronsard et de Du Bellay je pourrais joindre encore celle de Baïf et de Belleau, — ce qui me serait, je l’avoue, difficile, — l’histoire est là qui nous l’apprend, si l’effort n’a pas été stérile, puisqu’enfin le classicisme nous est venu de là, ce que la Pléiade a le moins renouvelé, c’est peut-être la poésie.

Je n’en donnerai, pour aujourd’hui, qu’une seule raison. C’est qu’il y avait contradiction entre l’esprit du temps et les conditions même d’existence ou de développement du lyrisme. N’allons pas à ce propos nous embarrasser du lyrisme antique, et ne parlons ici ni de Pindare ni de l’auteur, quel qu’il soit, des Psaumes de David. Mais, dans nos temps modernes, depuis que Dante et Pétrarque ont paru, le lyrisme, c’est la poésie personnelle ou individuelle,