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de raison que les Anglais du XVIIe siècle, au lieu de suivre la voie où des Shakspeare et des Marlowe étaient allés déjà si loin, se soient engagés dans celle que leur ouvrait Milton ou le chaudronnier Bunyan. Mais la vraie question, la seule, est de savoir quelles ont été les conséquences de la transformation, et c’est en général ce que l’on omet ou ce que l’on oublie de considérer.

L’oserons-nous donc condamner, s’il est vrai qu’elle ait émancipé l’esprit français d’une longue servitude, et qu’en le retirant pour ainsi parler, de l’école de l’Espagne ou de l’Italie, elle l’ait rendu à lui-même ? Je ne l’ai pas dit plus haut, en parlant des raisons de l’insuccès de la Pléiade, mais c’est le moment maintenant de le dire. Tout imprégnés encore d’italianisme, les Ronsard et les Du Bellay, mais Desportes surtout, ont failli exercer sur la direction générale de l’esprit français la même néfaste influence que l’admiration désordonnée des Carrache et du Guide sur les destinées de notre peinture classique. Utile ou nécessaire même, à sa date, — car je ne voudrais certes ni la nier, ni la diminuer, et au lieu de parler de Malherbe, si je parlais de Ronsard, on le verrait bien, — il était temps, entre 1610 et 1630, que l’influence de l’Italie cessât enfin de nous opprimer. Nous n’avions plus que faire d’imiter Bembo ni Pétrarque même, dont nos poètes avaient trop abusé, mais encore bien moins ces Tansille ou ces cavalier Marin, dont les inspirations ne manquaient de rien tant que de sincérité. En essayant de détourner d’eux, car Boileau seul y devait tout à fait réussir, l’admiration et l’imitation des poètes ses contemporains, Malherbe a donc remis l’esprit français dans ses voies. L’un des premiers, il l’a invité à oser être enfin lui-même. Cela ne vaut-il pas bien quelque reconnaissance ? Mais cela surtout ne l’excuse-t-il pas d’avoir tant maltraité Desportes ? L’heure étant venue pour nous de nous reprendre, on ne peut vraiment, ni sérieusement, en vouloir à Malherbe de l’avoir sonnée.

Telle était bien la nature, en effet, et telle surtout la portée de la transformation. Car, l’une après l’autre, repassez les leçons de Malherbe. Toutes ou presque toutes, si elles ont eu finalement pour objet de substituer dans notre littérature les qualités qui font les genres communs aux qualités qui font les genres individuels, elles ont donc eu pour objet aussi d’enseigner à notre littérature les moyens de conquérir cette universalité, dont peut-être avons-nous jadis porté trop haut l’orgueil, mais cependant qu’il ne faudrait pas affecter de mépriser. Nul ne fait plus d’estime que nous de Dante et de Pétrarque, de Byron et de Shelley, de Goethe et d’Henri Heine, mais ce n’est pas une raison de dédaigner Voltaire et Rousseau, Fénelon et Bossuet, Pascal et Descartes. Je ne nomme,