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quelque fâcheuse aventure, ils recouvraient toute sa tendresse, et, selon sa propre expression, « celui qu’elle aimait le plus, c’était toujours le plus malheureux. » Au surplus, ni la gloire, ni les grandes prospérités n’étaient capables de lui tourner la tête, d’éblouir son bon sens très rassis et un peu terre à terre. Les flagorneurs et les flagorneries lui inspiraient une invincible aversion. Un jour que le cardinal Maury lui prodiguait des éloges qu’elle jugea excessifs : « Eh ! monsieur le cardinal, interrompit-elle, à entendre ce que vous me dites aujourd’hui, que vous restera-t-il demain pour continuer comme vous avez commencé ? » Elle détestait les flatteurs, elle détestait aussi le faste, l’ostentation, tout ce qui sentait l’apparat. Elle n’avait aucun goût pour les cérémonies, pour les réceptions officielles, et n’y paraissait qu’à son corps défendant. Elle refusa toujours de tenir une cour ; sa seule joie était de réunir sa famille autour d’elle, et elle se plaignait que, mère de quatre rois, elle n’en avait point pour lui tenir compagnie.

On connaît l’histoire du préfet qui, invité à dîner chez l’archichancelier Cambacérès, se trompe de porte, entre chez Madame Mère, salue à peine deux dames assises, et va se chauffer les pieds, le dos à la cheminée. « Savez-vous, monsieur, que vous êtes chez Madame ? Lui dit la dame de service, scandalisée de son sans-gêne. — Chez Madame qui ? — Chez Madame Mère. — Mère de qui ? S’écrie-t-il, en commençant à perdre contenance. « Il raconta lui-même sa mésaventure, qui amusa la ville et la cour, et on l’appela désormais M. le préfet mère de qui. S’il s’était présenté à une autre heure, il aurait pu trouver Madame faisant une partie de reversi ; c’était son jeu de prédilection, elle y jouait à merveille, et de préférence en entendant un peu de musique, mais une musique douce, ayant peu de goût pour celle qui fait dubruit. Quand Mme Ida Saint-Elme lui rendit visite à Saint-Pont, elle était assise près d’une table encombrée de petits paniers contenant des ouvrages en perles : « Savez-vous faire de ces sortes d’ouvrages ? — Non, madame. — Eh bien, ni moi non plus. Je les achète de l’une de ces dames riches d’autrefois, devenue pauvre aujourd’hui. » C’était un genre de réflexions qu’elle aimait à faire ; elle n’oubliait jamais qu’on peut être riche un jour et se réveiller pauvre le lendemain. Puis s’adressant à M. de Brissac : « Vous savez, Cossé, c’est l’ouvrage de ma boiteuse ; elle est adroite comme une fée. Croyez-moi, c’est joliment fait. Je rends service à cette digne femme, car toutes ces dames m’en prennent, croiriez-vous ? » Elle questionna ensuite Mme Saint-Elme sur les perles de Rome, et Mme Saint-Elme crut jouer d’adresse, en lui disant : « Elles sont beaucoup plus chères que celles qu’on emploie pour ces sortes d’ouvrages. — Oh ! ma petite, j’en sais le prix, ce n’est pas à moi qu’on en fait accroire. » En se retirant à reculons, la visiteuse embarrassa son pied dans sa longue robe et faillit tomber. « Ah ! mon Dieu, lui cria Madame, allez-vous-en donc