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Napoléon avait raison de dire que Madame Letizia était une bourgeoise, mais il avait tort d’ajouter qu’elle était une bourgeoise du faubourg Saint-Denis. Elle demeura fidèle à ses origines comme à ses idées, et fut toujours Corse jusque dans la moelle des os. Comme ses compatriotes, elle était dure à elle-même et capable de supporter beaucoup de choses. Le bonheur ne l’avait pas amollie, le malheur ne l’a jamais terrassée. Elle a appris successivement la mort de l’empereur, de deux de ses filles, de son petit-fils le roi de Rome. Elle a eu dans ce monde plus que sa charge de douleurs, et sans plier un instant sous le faix, elle a vécu, le front haut, jusqu’à l’âge de quatre-vingt-six ans.

Elle en avait soixante-treize quand le roi Jérôme, sa femme et leurs enfans arrivèrent à Rome. Ils la trouvèrent « petite et maigrie, avec des yeux noirs pleins de vivacité, vrai type de race corse, comme on le rencontre encore dans les montagnes de l’île, chez les familles pures de tout mélange étranger. Une robe de mérinos noir et un turban de la même couleur, à la façon de l’empire, composaient sa sévère et unique toilette. Elle pleurait ses premiers morts, Elisa et Napoléon. » Elle avait plus d’une fois demandé qu’il lui fût permis d’aller vivre à Sainte-Hélène avec le fils qui avait été son maître. Lorsqu’elle sut qu’il n’était plus, son cœur se déchira. Mais quelques jours après, le cardinal Fesch écrivait au roi de Westphalie : « Vous avez dû vous apercevoir que son caractère n’était point affaibli, j’oserais même dire qu’il s’était raidi, au point que, pour la nouvelle de la mort d’Élisa, sa santé en reçut atteinte, et dans cet affreux événement, elle a, d’une certaine manière, résisté à la douleur. Elle n’a pas eu besoin de se mettre au lit, et si on en excepte une grande tristesse, la diminution d’appétit et une augmentation de faiblesse, elle se porte bien. » Elle écrivait elle-même à la princesse Pauline : « Ma santé est passable, en comparaison de ce que j’ai souffert et de ce que je souffre. » Quatre ans plus tard, lorsqu’elle apprendra que la princesse est morte, elle écrira aux enfans de l’ex-roi Joseph : « Nous avons perdu cette pauvre Pauline, vous concevez facilement mon chagrin. » Les bourgeoises du faubourg Saint-Denis racontent leurs deuils dans un style moins simple et moins concis.

« Nous autres Corses, répétait-elle souvent, nous nous connaissons en révolutions. » Elle en avait vu plus d’une dans sa jeunesse, et dès sa jeunesse, sans rechercher les aventures et les périls, sans les aimer, si l’honneur le commandait, elle était prête à tout souffrir, à tout oser. Elle avait vingt ans quand elle encouragea son mari à faire campagne avec Paoli dans la guerre d’indépendance, et tantôt à pied, tantôt à cheval ou à dos de mulet, elle l’accompagna partout, bivouaquant dans les ravins et dans les maquis, couchant à la belle étoile et s’inquiétant peu d’entendre siffler les balles. Elle était grosse alors de