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conte à l’oncle Césaire sa bonne fortune sans lendemain et les grâces, et la séduction enveloppante de cette femme. À présent, Césaire et Divonne s’en vont ; ils retournent au pays de Vaucluse ; Jean, demeuré seul, s’assied à sa table de travail, et la lampe, allumée pour la dernière fois par des mains amies, éclaire sa triste veillée. Mais voici que tout doucement la porte s’ouvre, une femme se glisse vers lui sans qu’il l’entende venir et l’étreint de ses bras souples : «C’est moi, tu vois, murmure Fanny. Ah ! m’ami, m’ami, dit-elle en son doux parler d’amour, me voici pour de vrai, pour de bon, non plus jusqu’à demain, mais jusqu’à toujours. Garde-moi, ne me renvoie plus et que je ne parte que le jour où tu partiras toi-même. » C’est le piège, est-il dit dans le roman. «Tous y sont pris, les meilleurs, les plus honnêtes, par cet instinct de propreté, ce goût du home, qu’ont mis en eux l’éducation familiale et la tiédeur du foyer. »

Désormais la liaison suit son cours, comme un mal que chaque jour aggrave. Un matin, un beau matin d’été, plein de rayons et de chansons, comme ils avaient déjeuné à Ville-d’Avray près de l’étang, des amis retrouvés là par hasard apprirent à Jean des choses hideuses. Tout lui fut révélé : le passé de cette créature et ses innombrables et parfois innomables amours. Tous, ils l’avaient possédée : Caoudal d’abord, le sculpteur, dont elle avait posé la fameuse Sapho ; puis La Gournerie, le poète, qui la déshonora dans ses vers ; puis l’ingénieur Déchelette. Après étaient venus Dejoie, le romancier, qui en était mort ; puis d’autres, toujours d’autres, enfin, le plus aimé de tous, aimé peut-être encore en secret, le beau Flamant, l’ancien modèle. Il avait fait pour elle de faux billets de banque ; arrêtés l’un et l’autre, elle avait été relâchée, lui condamné à dix ans de réclusion. C’est alors qu’elle lui criait en pleine audience, par-dessus la tête des gendarmes : «T’ennuie pas, m’ami, les beaux jours reviendront. » m’ami ! Les mêmes mots qu’à Jean ! — Et que Jean devant ce flot d’ignominie ne recule qu’un instant et revienne aussitôt, le roman avait pour nous le faire admettre et même comprendre, des loisirs et des ressources dont manque le théâtre.

À part cette brusquerie, le second acte est bon : il a le mouvement et la vie ; il groupe heureusement les personnages autour de l’action, et les argumens autour, je ne dis pas de la thèse, mais du thème, que leur réunion fortifie. Il évoque avec force aux yeux de Jean et le passé de sa maîtresse et leur commun avenir.

Au troisième acte, ils sont tombés tous deux un peu plus bas. C’est l’installation de campagne, moins encore, de banlieue ; la bicoque suburbaine où se traîne la vie, débraillée et fainéante, dans la fumée des cigarettes ; la vie en savates et en peignoir ; la vie chaque jour imprégnée d’un peu plus de honte, encrassée d’un peu plus d’ignominie. On tutoie, ou peu s’en faut, la servante ; on voisine avec les Hettéma.