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Au contraire, avec quel soin le romancier les explique ! Tantôt une pitié venait à Jean, qui l’apaisait, l’éclairait « subitement sur les misères d’une vie de femme. » Tantôt c’était « une fierté mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grands artistes, et la figure de Sapho lui semblait grandie, auréolée, depuis qu’il la savait chantée par La Gournerie, fixée par Caoudal dans le marbre et le bronze. »

Encore plus que l’analyse, je regrette au théâtre l’allégorie de certaines pages : d’abord la fameuse montée d’escalier, Jean portant Fanny dans ses bras, qui, racontée par Jean, perd beaucoup de sa symbolique grandeur ; puis l’incendie allumé dans la petite chambre par la flambée des lettres infâmes, de l’affreux dossier d’amour. Enfin, pour la scène capitale, la terrible scène de douleur entre les deux amans, avant la rupture, que n’a-t-on pu garder au théâtre le décor du roman, ce paysage d’hiver aux environs de Paris, les feuilles mortes, le soleil tamisé d’une brume argentée et flottante ! Non, ce n’est pas sous le ciel du midi, trop bleu, trop pur pour elle, et d’ailleurs étranger à ses hontes, à ses misères, c’est dans la nature familière, dans les bois connus, parmi les arbres abattus et de sanglans débris d’écorce, c’est pendant que le soleil se couche et que des vapeurs malsaines montent d’un étang, c’est là qu’il eût fallu nous montrer Sapho s’accrochant à Jean, se traînant agenouillée dans la boue restée à ce creux de vallon, bramant comme une bête immonde, mais blessée et qui va mourir, et répandant, avec des sanglots et des injures, la dernière écume de son horrible amour.

Toute cette partie du roman est d’une beauté atroce ; on y entend, plus déchirant encore que dans le drame, le cri animal de la souffrance humaine. Mais dans cette souffrance il entre décidément trop d’ignominie, et notre pitié même en est souillée. « Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs, » soupirait Phèdre, en rougissant d’une honte qui pourtant n’approchait pas de cette honte. Il n’y a plus guère aujourd’hui de si honteuses douleurs, que nous ne les trouvions à plaindre. Le mal nous indigne moins que le malheur ne nous touche, et notre pitié s’accroît aux dépens de notre justice. Est-ce à dire pour cela que l’œuvre si profondément pitoyable de M. Alphonse Daudet soit une œuvre immorale ? Non, assurément. Révélatrice du mal, peut-être avec trop d’audace, elle n’en est point conseillère ; elle ressemble à ces remèdes qui donnent la nausée, mais qui guérissent, si on les prend bien. Jamais livre n’a signalé plus crûment, et plus cruellement que Sapho, le péril, non-seulement de la liaison, mais de la simple rencontre. Déchelette s’était bien promis, à son ordinaire, qu’elle n’aurait pas de lendemain, son amourette avec la petite Alice Doré. À la pauvrette, il n’avait demandé que vingt-quatre heures de sa vie et, si j’ose dire, de son corps, qui était à tout le monde, et voilà qu’en un moment elle lui donna son cœur, qui n’avait jamais été à