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un génie national juif, ce qui ne veut pas dire que les fils de Jacob, pareils à la statue de Condillac, n’aient d’impressions et d’idées que celles que leur suggère notre contact. Je ne sais si l’âme du sémite diffère beaucoup de celle de l’aryen ; mais l’âme juive ne rend pas toujours le même son que l’âme chrétienne. Cela tient à ce qu’elle n’a pas été, comme la nôtre, bercée dans la crèche de Bethléem, et que la religion laisse sur les âmes une empreinte plus durable qu’on ne l’imagine. Cela tient, non moins, à la longue humiliation d’Israël. J’admets donc volontiers qu’entre le Juif et nous, il puisse subsister des différences de caractère, des nuances de sentiment ; mais je ne vois pas que ce soit un désavantage pour nous et pour notre civilisation. J’ai peu de goût, je l’avoue, pour l’uniformité ; je laisse cela aux jacobins. À mes yeux, l’idéal d’une nation n’est pas un monolithe d’un seul bloc, ni un bronze fondu d’un seul jet. Mieux vaut, pour un peuple, être formé d’élémens divers et de races multiples. Si le Juif diffère de nous, tant mieux ; il y a plus de chances pour qu’à notre monotone et plate culture moderne, en train de faire du globe un potiron bien lisse, il apporte parfois un peu de variété. Je suis tenté de leur reprocher, à ces fils de Sem, comme aux Orientaux qui s’habillent à notre mode, de trop nous ressembler, de trop nous imiter. Mais à quoi bon ! Quand ils n’auraient aucune originalité spécifique, quand ils ne seraient, ainsi que les Slaves, au dire des Allemands, qu’une matière ethnique brute, ne serait-ce rien que de nous fournir l’étoffe de philosophes comme Spinoza, de compositeurs comme Mendelssohn, de virtuoses comme Rubinstein, de poètes tels que Heine, d’orateurs tels que Gambetta, d’actrices telles que Rachel ? Lorsque je rencontre le lamentable convoi de ces Juifs russes en voie d’exode, qui, refaisant en sens inverse, à des siècles de distance, le long chemin d’exil suivi par les pères de leurs pères, vont chercher la liberté aux pays où le soleil se couche, je me demande si quelqu’une de ces piteuses Juives, amaigries par les fatigues de la route, ne porte pas dans ses flancs quelque futur Messie de l’art ou de la science. La mère de Spinoza a dû débarquer ainsi en fugitive sur les plages basses de la Néerlande. Quant à moi, pour un métaphysicien tel que Baruch de Spinoza, pour un poète comme Heine, pour une Rachel seulement, je me résignerais à doubler le nombre des Juifs de France.


III.

Soit, dira-t-on, le Juif n’a plus de génie national, partant il ne peut guère dénaturer le génie français, le génie allemand, le génie slave. Cela ne suffit pas à nous rassurer : à côté du péril intellectuel,