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qui a tout compris, sauf peut-être la foi chrétienne, le paganisme avait plus d’une fois été importé au nord des Alpes. Quant à la littérature à tendances, si en Allemagne, en Autriche, en France même, tant de fils d’Israël ont eu une prédilection pour les nouveautés politiques et les thèses révolutionnaires, c’est que, de même que les Juifs russes entraînés dans le torrent nihiliste, ils sont poussés vers l’extrême démocratie et vers les doctrines de révolte par le souvenir de leur longue oppression, par l’intolérance des lois ou des mœurs, par le besoin, en un mot, de préparer ou de consolider leur émancipation, encore aujourd’hui si souvent remise en cause[1]. Il s’en faut cependant que tous aient été des apôtres de la Révolution. Voici, en des genres divers, des hommes de talens inégaux : le poète Béer, frère de Meyerbeer, les peintres du ghetto, Bernstein et Kompert, le savant Ebers, le romancier égyptologue, le conteur Franzos, je ne vois pas qu’ils aient beaucoup troublé la paisible pensée allemande. Si la littérature de nos voisins n’a plus la limpidité d’azur des eaux du Rhin au sortir du lac, la faute n’en est pas au sémite. Et si la foi chrétienne et la culture chrétienne demeurent encore chères au cœur des Allemands, il nous faut bien leur rappeler qu’il y a eu, au XIXe siècle, deux dissolvans autrement énergiques que l’esprit juif ; l’un a été l’exégèse allemande, l’autre la métaphysique allemande.


IV.

« Mon ami, me disait un des hommes qui se sont donné pour tâche le relèvement moral de la France, il y a une chose contre les Juifs : ils abaissent notre idéal national. » À la bonne heure ! voilà un grief digne de nous. Je ne nierai pas qu’il ne semble parfois fondé. Il y a dans le monde une diminution de l’idéal ; ou, pour ne pas être trop sévère envers notre temps, il y a une altération, une déformation de l’idéal. En avons-nous encore un, nous le plaçons moins haut ; nous le plaçons si bas parfois qu’on n’ose plus l’appeler de pareil nom. Bien des choses y contribuent, en dehors du Juif : la démocratie, naturellement éprise du progrès matériel, l’affaiblissement de la foi religieuse et de toute foi, le génie utilitaire de notre civilisation industrielle, le goût du bien-être, le culte de l’argent, le respect du succès, l’indifférence aux moyens. Ici encore, au lieu de croire que nos sociétés se judaïsent, je répéterais plutôt qu’elles s’américanisent.

L’idéal est en baisse, tel est le fait ; si le Juif y contribue, c’est

  1. Karl Beck et Moritz Hartmann, deux poètes juifs autrichiens, à tendances démocratiques, se rattachent ainsi au mouvement démocratique allemand de 1840 à 1848.