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dans notre pays, a suivi dans un exact parallélisme les directions de la littérature. De tout temps, nos artistes ont fait de la peinture et de la sculpture littéraires. Aussi ce qu’il y avait de meilleur et de plus utile dans les tentatives des réformateurs de l’art, a-t-il eu pour résultat, volontaire ou involontaire, de l’éloigner de la littérature et de le ramener à son véritable objet, l’exercice du sens plastique. Quant à nos critiques, c’est exceptionnellement qu’ils ont eu la notion de cette nécessité. La plupart ont fait de la littérature plus ou moins brillante, grands phrasiers et grands descripteurs, rivalisant avec les artistes d’effets littéraires, établissant leur réputation de stylistes ou d’hommes d’esprit, mais égarant le public et les artistes. De la technique de l’art, de ses moyens particuliers d’expression, ils ne savaient rien ou peu de chose ; à force de courir les ateliers, trop occupés d’ailleurs pour regarder longtemps peindre ou sculpter, ils retenaient quelques termes de métier qu’ils employaient pour avoir l’air compétens, mais qui n’apprenaient rien à leurs lecteurs. Quelle différence lorsque les artistes se mettaient à parler de leur art ! On connaît les Conférences de l’ancienne Académie royale ; il y a là quantité d’observations, qui, dans leur simplicité et leur caractère pratique, en apprennent plus sur les mérites ou les insuffisances d’un tableau ou d’une statue que les descriptions les plus brillantes, les éloges vagues et enthousiastes, ou les dénigremens légers et spirituels. Lorsque, pour ne citer que des morts, Delacroix ou Fromentin prennent la plume, il est rare que la moindre de leurs réflexions ne soit pas un trait de lumière pour le simple amateur d’art. Je ne dis pas que les artistes devraient être leurs propres critiques. Outre que raisonner sur l’art et juger quotidiennement ses confrères n’est point la même chose, écrire, même sur l’art, est un métier qu’il faut apprendre longtemps et pratiquer beaucoup. Mais c’est dans la manière dont les plus compétens d’entre les artistes jugent de l’art que les critiques devraient prendre leur méthode et leurs modèles, en y joignant le propre de la littérature, qui est d’exposer, de discuter et, finalement, de juger. Malheureusement, bien peu s’en sont avisés.

Thoré est-il du nombre ? Oui et non. D’abord, il a eu, comme on l’avait autour de lui, le culte de Diderot, surtout dans la première partie de sa carrière. Il l’exprime souvent, et même, en ses jours de satisfaction personnelle, il ne craint pas de se comparer au maître suprême : « Ses amis, dit-il en parlant de lui-même, trouvaient qu’il avait quelque chose de Diderot dans l’indépendance de la pensée et le sans-façon du style. » Pas cela seulement, mais jusqu’aux procédés et aux tics. Thoré est grand faiseur de digressions ; il se met en scène, il expose ses goûts