Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/820

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsque la souplesse d’esprit et le don du renouvellement viennent s’y joindre, élève le genre jusqu’au génie. C’est par cet ensemble de mérites qu’un Sainte-Beuve est un grand nom dans l’histoire de la critique ; c’est pour ne s’être pas assez dégagé des écoles que Thoré a pu être un critique distingué, sans être pour cela autre chose qu’un spectateur de l’art, utile à consulter pour ses contemporains et toujours intéressant pour nous, non un juge dont la plupart des arrêts soient définitifs. Il a bien vu et bien défini les principes de l’école romantique ; il a fait à son sujet de justes réserves et ne lui a pas ménagé les bons conseils ; il a eu le courage de constater son échec sur bien des points et de dire, par exemple, qu’elle avait « torturé superficiellement le marbre et le bronze ; » il a maintenu contre ses négations les lois permanentes de l’art. Mais il n’a pas su reconnaître ce que l’école classique maintenait de légitime et de nécessaire ; il a trop cru, malgré de tardives réserves, à la mission civilisatrice que s’attribuait l’art de son temps ; il n’a pas toujours distingué jusqu’à quel point l’art doit se mettre à la portée du plus grand nombre et à quelle hauteur il doit se tenir au-dessus de la foule. Il a donné à ceux qui le lisaient d’excellentes indications sur la nature de l’art et les mérites propres de la plupart des artistes ses contemporains ; il a été trop sévère pour d’autres.

À ce point de vue, il est naturellement l’admirateur convaincu de Delacroix, il caractérise très justement Decamps, il fait les réserves nécessaires sur Delaroche, qu’il avait commencé par nier éperdument, il apprécie à sa valeur Horace Vernet ; mais il méconnaît le noble génie d’Ingres et le pur talent de Flandrin. Là où il voit très juste, c’est lorsqu’il exalte l’originalité et la force de l’école paysagiste. Ami intime de Théodore Rousseau, il l’explique et l’impose au public ; on peut dire qu’il est son critique, comme Castagnary sera celui de Courbet, mais avec autrement d’indépendance et de personnalité.

Si jamais artiste mérita de rencontrer un critique courageux pour le soutenir dans une lutte difficile et le confirmer dans le sentiment de sa valeur, ce fut certainement Théodore Rousseau. Autant que le mot de génie puisse être employé par des contemporains, il est permis de dire à cette heure que Rousseau l’a mérité. Ses premiers tableaux, sincères, respectueux de la nature, d’une facture déjà précise et large, étaient le contraire du paysage classique dégénéré et épuisé. Ce fut donc, contre ce novateur gênant, une guerre sans pitié, menée par ceux qui disposaient alors de l’admission aux Salons et des encouragemens de l’État. Nature fière, passionnée sous des dehors froids, ressentant l’injustice avec une amertume douloureuse et ne disant rien de ses souffrances, Rousseau