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France, il arriva sans prévenir personne. Quelques jours après, il était à Barbizon, chez Rousseau, et causait longuement avec Millet et lui. Les deux amis le trouvèrent bien changé. Il est rare qu’un peintre connaisse en détail l’histoire artistique ; les questions de date et de biographie, à plus forte raison les simples curiosités d’érudition, comme l’orthographe d’un nom ou l’usage d’un monogramme, le laissent fort indifférent. Thoré-Bürger, s’étendant complaisamment sur ses petites trouvailles, fit à Rousseau et à Millet l’effet d’un « archéologue. » Le premier, tout attristé, disait au second : « Il n’y est plus, les savans l’ont gâté. »

Leur étonnement grandit encore et la conversation devint une discussion lorsqu’elle aborda l’art contemporain et ses tendances. Rousseau et Millet étaient profondément originaux, mais, si l’on faisait des théories à leur sujet, eux-mêmes n’en faisaient guère : ils peignaient de leur mieux. Millet ses paysans, Rousseau ses forêts, sans autre but que de fixer avec énergie ce qu’ils voyaient et ce qu’ils sentaient. On avait beau dire de Rousseau qu’il représentait l’âme de la nature et de Millet qu’il exprimait les revendications des paysans ; le premier se défendait de prêcher le panthéisme et le second le socialisme. Tout ce qu’accordait Rousseau, c’est qu’il faisait passer dans ses paysages l’impression qu’ils produisaient sur son âme, et Millet qu’il s’efforçait devant ses modèles de dégager des types. Or, dès ce premier entretien, Thoré leur proposait un programme. Il avait jadis mêlé beaucoup de philosophie politique et sociale à sa critique ; il voulait continuer, faire des prosélytes, prêcher une esthétique qu’ils appliqueraient. Les deux peintres, amoureux de leur indépendance, entendaient peindre à leur façon. Cette opposition d’idées s’accusa d’autant plus, que Rousseau, demeuré romantique, et Millet, profondément idéaliste, croyaient Thoré converti au réalisme sur un point capital, le choix du sujet.

Cette préoccupation du sujet, Thoré s’en défendait avant 1848, et il ne l’avoue pas davantage dans ses écrits postérieurs à 1860. Cependant, dès le début de sa carrière, il avait adopté une des théories les plus contestables de Diderot, celle de l’influence moralisante de l’art, et, depuis son retour, il s’en montra plus préoccupé que jamais. Diderot voulait que l’artiste, pour servir la cause du progrès, se proposât toujours un but pratique et mît partout une leçon, qu’il prêchât la vertu civique, les devoirs de famille, la glorification du travail, etc. Avouée ou secrète, cette théorie de Diderot ne cesse d’être plus ou moins présente à l’esprit de Thoré