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à la mode de 1840 et à celle de 1861, de commencer par l’ironie et de continuer par l’enthousiasme ; il le sent, change d’allure, et les vieilles habitudes reviennent au bout de quelques lignes. Pour aggraver encore ce manque d’unité, il laisse voir de l’amertume, le regret du passé, la rancune de l’exil ; il a le sentiment que ses efforts, pour être de son temps, ne l’empêchent pas d’être un homme d’autrefois. Il n’est plus jeune et il s’essouffle à soutenir une allure trop vive ; il fait de l’esprit à côté, tiré et pénible, ou même trivial. Il rappelle trop ses titres ; il se cite lui-même pour prouver qu’il avait jadis de l’initiative et de l’autorité. Malgré tout, son talent lui est resté ; sa mauvaise humeur se dissipe à mesure qu’il reprend pied à Paris et qu’on lui marque des égards ; sa verve revient, moins lyrique et plus mordante ; il a de l’art un sentiment toujours aussi vif ; surtout, il est plus instruit à lui seul que tous ses confrères réunis et, dans l’occasion, il écrit sur les expositions internationales, — celle de Londres en 1862 et celle de Paris en 1867, — des études fortes et pleines dont lui seul était capable à cette date.


IV.

De ses qualités d’autrefois, celle qui reste la plus entière chez Thoré, car elle est le fond de sa nature, c’est la franchise ; il traduit ses impressions, telles qu’il les éprouve, quitte à les corriger plus tard, par d’autres aussi sincères. Lorsqu’une de ses anciennes idées, restée ferme dans l’ébranlement général de sa doctrine, se trouve en cause, il l’expose avec une belle vaillance. À ses confrères surtout il ne ménage pas la vérité, et, en cela, il est courageux, car le public anonyme ne relève pas la contradiction, tandis qu’un confrère peut riposter. Ainsi, il n’a plus au même degré la superstition de Diderot ; l’étude approfondie de l’art et le long exercice de la critique lui ont montré en quoi le philosophe avait dévié le genre. Mais il est seul de cet avis, Diderot est resté un modèle pour la critique française. Cela ne l’empêche pas de dire : « Diderot, qui fut presque le fondateur de la critique d’art en France, et qui en est resté le type le plus charmant et le plus amusant, le plus fantasque et le plus poétique, le plus perspicace et le plus profond, Diderot lui-même, en son temps, s’est laissé aller à quelques hérésies, par suite de sa familiarité avec certains artistes, et aussi par entraînement de théories philosophiques. » Les précautions oratoires et le luxe des épithètes, justes d’ailleurs, n’empêchent pas la réserve essentielle. Seul jusqu’au temps présent, il indique de façon discrète, mais singulièrement juste, le défaut le plus grave transmis par Diderot à notre critique d’art,