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indéniable, quoique hautement niée : « l’École française actuelle n’a plus aucune cohésion. On ne saurait y signaler de tendances communes, ni même y distinguer de groupemens sympathiques. Il n’y a plus de partis en peinture. » C’était le moment où Castagnary proclamait le règne exclusif du réalisme à la Courbet ; or Courbet constituait l’École nouvelle à lui seul et, déjà, l’impressionniste Manet opposait à la formule réaliste une formule nouvelle.

À cet émiettement de l’École française, Thoré voit plusieurs causes : l’épuisement de l’ancienne École, la perte des fortes convictions et aussi l’avènement de nouvelles formes sociales, que les artistes méconnaissent et dont, par suite, ils ne cherchent pas à fixer l’expression. Il avait cru longtemps que « l’Italie, comme autrefois la Grèce, et, en général, les pays du Sud, avaient le privilège d’une certaine beauté artiste qu’on s’habituait à admirer comme type ; » il estime aujourd’hui que « l’art du Midi n’est plus qu’une tradition, très glorieuse, mais morte, » dont n’a que faire la civilisation moderne. Celle-ci ne lui semble pas avoir encore trouvé sa forme en Europe : elle tâtonne, embarrassée par les liens à moitié rompus du passé ; mais elle est déjà vigoureuse et sûre d’elle-même en Amérique. Il compte donc sur les Américains pour renouveler l’art. Ils n’en ont pas encore, et c’est tant mieux, car ils n’ont pas davantage de traditions et « ils ne sont pas gênés pour faire du neuf. » L’œuvre d’art naît de l’invention humaine appliquée à la nature ; les Américains, étant « un peuple très impressionnable, et très adroit, » ont tout ce qu’il faut pour produire de grands artistes. Thoré oublie, en parlant de la sorte, un des trois termes de la création artistique, telle qu’il la définissait tout à l’heure à propos de Gustave Planche, la tradition. En admettant qu’un art tout nouveau prît naissance en Amérique, la France en profiterait peu : elle est antique d’origine et d’esprit ; longtemps encore toute rupture du lien qui la rattache à la Grèce et à l’Italie ne sera qu’apparente. Que l’Amérique ait un jour son art, cela devient de moins en moins douteux ; mais pas plus en Amérique qu’en France, cet art ne se sépare de la tradition antique, élément nécessaire de la civilisation occidentale, prolongée, mais non transformée, par la civilisation américaine. De fait, l’art américain n’a commencé de naître que le jour où lui aussi a saisi la chaîne de la tradition.

Pourtant, Thoré ne se résigne pas à découronner l’art français, tout affaibli qu’il lui paraisse, de cette collaboration au progrès qui lui semble aussi nécessaire pour l’art que pour l’humanité. L’art a, suivant lui, une grande importance sociale, « parce qu’il est le miroir de la société, et qu’il n’est pas bon qu’elle s’habitue à se contempler par ses mauvais côtés ; parce qu’il lui appartient d’interpréter