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fut faite au XVIIIe siècle, et elle fut déplorable. On vit alors la Science, la Vertu, la Bienfaisance, etc., remplacer les personnages de la fable, de la religion et de l’histoire ; elles étaient si froides et si laides qu’elles compromirent pour longtemps l’allégorie et que, aussitôt revenu de son erreur, l’art s’empressa de redemander l’inspiration à la foi, à la fiction, à la fantaisie, c’est-à-dire à des choses dont beaucoup ne sont pas raisonnables, mais qui, par cela même, sont favorables à l’art, qui vit d’illusion. Ainsi, la contradiction et l’indécision, trop fréquentes dans les idées de Thoré, ont fini par le conduire à l’absurde et lui faire méconnaître l’histoire qu’il connaissait pourtant mieux que la plupart de ses contemporains.

Ses qualités se retrouvent heureusement dans ses jugemens individuels sur les œuvres et les artistes. Ici, il passait de la théorie à la pratique et son penchant à l’utopie ne trouvait plus à s’exercer ; il n’avait qu’à regarder et à sentir. Sauf un certain nombre d’erreurs inévitables, lorsque la question d’auteur impliquait une question de parti, il voit juste ; souvent même, ses partis pris ne tiennent pas devant une belle œuvre.

Il est le seul qui, en parlant de Courbet, se soit tenu à égale distance de l’admiration idolâtre dont Castagnary nous donnera le surprenant spectacle, et du dénigrement systématique que provoquaient, par réaction et par impatience, la vanité du peintre et la réclame de ses amis. Il rend toute justice à ses mérites techniques ; c’était ici particulièrement nécessaire, car Courbet ne vaut guère que par l’exécution. « Courbet, dit-il en commençant, n’a pas commis, cette année, de trop vive excentricité. « Voilà sa note sur le « maître peintre : » liberté de goût et absence de fétichisme. « Ses premiers tableaux, continue-t-il, accusaient une telle énergie qu’on y pouvait pressentir un grand praticien. Sa couleur était alors charbonneuse et contrastée ; depuis, il a trouvé les secrets de la lumière, et il a de rares finesses dans le ton local. C’est d’autant plus étonnant, qu’il ne connaît point les frottis et qu’il peint tout à pleine pâte, même les ombres, étalant ses préparations avec le couteau à palette comme avec une truelle, et finalement sa touche n’en paraît pas plus lourde, grâce à la richesse et à la variété de son coloris. Il a des ficelles toutes particulières, et assurément son exécution est encore plus originale que ses inventions. Il ne lui manque rien des qualités techniques au moyen desquelles on peut représenter dans la perfection les objets extérieurs… Que lui faudrait-il de plus pour être un maître ? Rien, vraiment. Pour plaire, c’est autre chose. Il lui manque… cette indéfinissable qualité qu’on appelle le goût, et qui tient à un certain bonheur d’arrangement, compatible d’ailleurs avec la plus franche originalité. » Il y a autre chose dans le goût,