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assez belle, et d’une grâce farouche, endort un petit enfant dans un berceau de bois. Ces pauvres gens, à la fois misérables et indomptés, toujours prêts aux exodes, aux risques de terre ou aux fortunes de mer, me donnaient une image en raccourci, comme une réduction de ces peuplades inconnues et de ces tribus ignorées que recèle la péninsule des Balkans. La diplomatie européenne, qui a coutume d’étudier la question d’Orient dans les salons de Belgrade, de Bucharest, de Péra et d’Athènes, sera bien étonnée lorsqu’elle mettra le pied dans cette fourmilière.

La civilisation était représentée, sur la dunette, par un vieil Arménien en redingote noire, que son fez rouge faisait ressembler à un Turc, et qui, assis sur une chaise de canne, mangeait incessamment de la charcuterie. Il causait quelquefois longuement, dans les coins, avec une dame en gris, très maquillée, affligée d’un fort accent marseillais, et qui se rendait à Smyrne pour y exercer, disait-elle, a l’art dramatique. » Quand ce flirt obstiné lui laissait quelque loisir, il m’honorait volontiers de sa conversation gutturale. À table, assis près du capitaine, jeune Triestin qui ne comprenait que l’italien, il me disait que l’Acropole l’avait émerveillé, et qu’il admirait comment des hommes avaient pu monter si haut des marbres si lourds. Deux petits garçons, de jolie figure, de mise soignée, de façons courtoises, élégans comme les bambins du parc Monceaux et des Tuileries, se mêlaient souvent à nos propos. C’étaient deux petits Grecs, qui venaient de passer leurs vacances à Athènes, et qui rentraient chez eux pour suivre les cours de l’École évangélique de Smyrne. Les heures passaient ainsi, lentes et légères, tandis que la mer où tremblaient les étoiles battait de son frais clapotis les planches du bordage, et qu’un mince croissant de lune montait à l’horizon clair du côté de Tinos.


Dans la pâleur de l’aube, sort des eaux une bande de terre plantée d’arbres clairsemés, dominée par de hautes montagnes, qui prennent, sur l’horizon blême, des tons effacés de vieilles fresques. Nous approchons d’une rade, nous voyons émerger des touffes de citronniers, et, parmi cette verdure, une ville blanche. De vieilles fortifications décrépites, des bastions vermoulus, sans canons, s’avancent vers la mer, secoués et effrités par les vagues. Une tour, à demi croulante, est isolée au milieu du port, comme à Nauplie. Deux ou trois cheminées d’usines, noires et effilées, montent vers le ciel, éveillant des souvenirs d’Occident et des idées d’industrie, dans ce paysage oriental, où l’on ne voit d’ abord qu’un seul minaret. C’est Chio.