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— Ah ! les kératas ! dit Kharalambos en grec. (Kératadès anthropi !)

— Montons au konak ! soupira l’agent consulaire.

Et, moins triomphans que tout à l’heure, nous revînmes sur nos pas, à travers les rues étroites, le long des boutiques d’où sortaient des curieux qui nous interrogeaient au passage.

— Tiens bon ! me dit tout bas un épicier grec, hérissé comme une brosse de chiendent : Quand le Turc a mangé du bâton, il se laisse tirer la barbe.

Le konak de Chio est une mesquine bâtisse toute neuve, en pierre blanche et qui ressemble plutôt à une mairie de la Beauce qu’à la résidence d’un pacha d’Orient. Quelques gendarmes dormaient dans le corps de garde, le dolman déboutonné et le fez sur les yeux. L’un d’eux se leva sur son séant, et, se frottant les paupières :

— Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ?

— Le moutessarif[1] est-il au konak ?

— Le moutessarif est parti ; mais tu pourras parler au bin-bachi[2].

Son Excellence le bin-bachi : un gros homme congestionné, bouffi, qui paraît tout près d’éclater dans sa tunique trop étroite ; un grand sabre traîne derrière lui, mal attaché à des courroies trop longues. Courtois d’ailleurs et affable, ce Turc se livre, en nous voyant, à la mimique très compliquée de la politesse ottomane : un geste pour faire semblant de ramasser de la poussière ; un autre geste pour porter cette poussière à son cœur ; un troisième geste pour porter la même poussière à son front. Cela veut dire, paraît-il : « Mon cœur et mon esprit sont à vous. » Mais nous n’avions que faire, en cet instant, du cœur et de l’esprit du bin-bachi. L’agent consulaire craignait d’être battu, dans ce duel, par l’inertie malicieuse des Osmanlis, et de donner, pour tout un hiver, des sujets de raillerie à son collègue italien. Kharalambos, turcophage de profession, et très persuadé, l’honnête garçon, qu’il avait autrefois combattu pour l’indépendance hellénique, regardait de travers ce traîneur de sabre. Et je songeais à mon Strabon.

D’une conversation très longue et fort confuse, il résulta que le moutessarif regrettait vivement de ne pouvoir rendre des honneurs

  1. Gouverneur d’un sandjak. Ce fonctionnaire est inférieur au vali, qui commande à tout un vilayet, et supérieur au caïmacam, qui est chargé de l’administration d’un caza.
  2. « Commandant de mille hommes. » C’est le titre qu’on donne, en Turquie, aux capitaines de gendarmerie, lesquels commandent ordinairement une vingtaine de zaptiehs.