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Certes, je connaissais le nom d’Aristarchi. Il n’en est pas de plus populaire et de plus respecté dans toutes les provinces grecques de la Turquie. La famille Aristarchi est une de ces dynasties phanariotes qui n’ont pas voulu quitter le sol natal, qui maintiennent vivante, à Byzance, la tradition de l’hellénisme, qui ont donné aux empereurs de Constantinople des protospathaires et des aularques, et dont les descendans ont été ou sont encore sous la domination turque, hospodars, voïvodes, grands-logothètes de l’Église œcuménique, titulaires des principautés vassales. Singulier exemple de ténacité politique, qui combine les concessions nécessaires avec les indomptables espérances et le souvenir des droits imprescriptibles ; rôle patriotique sans doute, mais quelque peu déconcertant, que l’âme simple des Occidentaux ne peut guère comprendre, mais qui est tout à fait d’accord avec le génie résistant et flexible de cette race, dont la patience ingénieuse est capable de vaincre, par la puissance du temps et la longueur de son obstination, tous les conquérans qu’elle n’a pu chasser violemment de son domaine héréditaire.

J’eus vite fait d’entrer en conversation et en rapports d’estime mutuelle avec James Aristarchi. Il nous parut, sans qu’il y eût dans notre cas un excès de fatuité, que nous représentions dans cette solitude la civilisation contemporaine, et que, un peu perdus parmi ces insulaires, nous nous devions de mutuels secours. James, quoiqu’il fût très jeune encore, avait beaucoup appris et beaucoup retenu, au cours de sa vie très composite et très variée. Des images diverses apparaissaient dans sa mémoire et dans ses paroles, au hasard de nos entretiens. Son enfance s’était écoulée, paisible et ensoleillée, au milieu d’un décor de vignes et de lauriers-roses, dans le joli palais des princes de Samos. Longtemps, il avait joué, avec les enfans des primats de l’île, sur le dallage, en cailloux de mer, du konak princier, près des sentinelles débonnaires qui veillaient sur cette royauté familière et un peu fantastique, égarée dans un coin reculé des Sporades. Il avait assisté aux séances de la chambre des députés de Samos, et vu de belles illuminations et des danses populaires, lorsque les amiraux français de la division du Levant, après avoir salué, par des salves d’artillerie, le pavillon samien, venaient à terre, dans leur beau canot tout blanc, pavoisé de bleu, de blanc et de rouge, pour rendre visite à l’ami de la France, son altesse Aristarchi-Pacha, prince de Samos, Un jour, il avait quitté son palais et la petite marine où les vieux maîtres parlaient, le soir, en buvant du raki et en mangeant des pistaches salées, des exploits de Lycurgue Logothétis, navarque des Samiens. On l’avait embarqué sur un