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— Par la Panaghia, s’écria Kharalambos, il parle aussi bien que Tricoupis !

Il y avait, à l’hôtel d’Anatolie, un vieux monsieur, fort poli et de manières affables, qui me donnait le bonjour tous les matins, en me demandant, avec intérêt, des nouvelles de ma santé. C’était un Grec de Bessarabie, qui avait exercé pendant plusieurs années, en Europe, les fonctions de consul de sa majesté hellénique. Il avait un visage maigre et fin, une barbe grise un peu rude, des rhumatismes qu’il avait promenés un peu partout, avec l’espoir de les laisser enfin sur les grandes routes, et des sentimens particuliers sur l’île de Chio, dont il aimait mieux le climat que les habitans. Le lendemain de ma promenade à Cardamyle, il me dit, en sortant de table :

— Avez-vous fait la conversation avec M. Lysandre Kaïmacamis ?

Ce nom me rappela, en effet, un grand homme maigre, vêtu de noir, cravaté de blanc, fort correct et un peu solennel, avec qui j’avais échangé quelques propos affectueux.

— Eh bien, reprit l’ancien consul, M. Lysandre est un condamné à mort…

Je regardai mon interlocuteur, pour voir s’il ne parlait point par métaphore. Mais il poursuivit, impitoyable, avec un petit rire satanique qui découvrait toutes ses dents et faisait luire ses yeux :

— Oui, un condamné à mort, un vrai condamné à mort ! Vous n’avez, pour vous en assurer, qu’à consulter les registres de la cour d’assises d’Athènes.

Et il me donna des noms, des dates, des indications très précises, tout le récit d’un drame fantastique dont les actes successifs se déroulaient dans toutes les parties de l’Orient. C’était une longue et triste histoire. Un jour, le consul de Grèce à Alexandrie avait été assassiné. C’était justement l’ami de M. Lysandre, et son compagnon habituel dans des courses nocturnes aux maisons suspectes du quartier arabe. L’assassin, un portefaix nègre, fut arrêté, bavarda, déclara qu’il avait été payé par M. Lysandre pour faire le coup ; on le fit causer davantage, et il donna toutes sortes de détails, dans lesquels on entrevoyait un de ces cas de jalousie farouche et de sensualité affolante, qui, sur cette terre brûlée d’Egypte, sous le ciel chauffé à blanc, font perdre le sens aux plus raisonnables. L’autorité consulaire voulut mettre en prison M. Lysandre ; mais celui-ci, se rappelant à propos qu’il n’était pas né sur le sol de la Grèce libre, s’enfuit à Chio sur un bateau pêcheur, cria bien haut qu’il était sujet turc, et implora l’appui des autorités ottomanes, lesquelles, trop heureuses de montrer leur puissance aux infidèles, refusèrent l’extradition. Le dossier