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de fidélité que ces génies d’une souveraine sérénité, Léonard et Raphaël. Misanthrope sublime, il a deviné notre mélancolie, nos angoisses, les doutes de l’âme sur elle-même et ses révoltes contre la société, et il les a traduits avec la véhémence qui n’appartient qu’à lui. « Comme l’homme a grandi et souffert ! » répétera-t-on avec M. Taine devant les tombeaux des Médicis. « Comme il a formé et dégagé sa conception originale de la vie ! Voilà l’art moderne tout personnel et manifestant un individu qui est l’artiste, par opposition à l’art antique tout impersonnel et manifestant une chose générale qui est la cité. La même différence se rencontre entre Homère et Dante, entre Sophocle et Shakspeare ; de plus en plus l’art devient une confidence, celle d’une âme individuelle, qui s’exprime et se rend visible tout entière à l’assemblée dispersée, indéfinie, des autres âmes. »

Les recherches les plus pénétrantes sur l’histoire de l’École florentine sont impuissantes à nous expliquer la genèse de Michel-Ange : elle a été aussi éclatante qu’imprévue. Après un assoupissement relativement long de la statuaire italienne, et lorsque l’on pouvait la considérer comme parvenue au terme de son évolution, voilà tout à coup cette apparition surnaturelle, éclipsant tout le passé, renouvelant tout le présent, le plus prodigieux tempérament de statuaire que le monde eût vu depuis Phidias. Quelle place ne faut-il pas faire au hasard à côté des lois historiques !

Michel-Ange naquit le 6 mars 1475 au château de Caprese, dans la province du Casentin, et dans le diocèse d’Arezzo, à peu de kilomètres du fameux couvent franciscain de la Vernia, immortalisé par les visions de saint François d’Assise. C’est un des paysages les plus âpres et les plus grandioses de la Toscane, avec ses gigantesques rochers dénudés, ses forêts de hêtres séculaires, l’air pur et vif d’une des plus hautes cimes des Apennins.

Son père, Louis Buonarroti (né en 1444, mort en 1534 à l’âge de quatre-vingt-dix ans), remplissait à ce moment pour le compte du gouvernement florentin les fonctions de podestat des petits bourgs de Caprese et de Chiusi (qu’il faut bien se garder de confondre avec l’antique cité de Chiusi sur les confins de la Toscane et de l’État pontifical). Il appartenait à une famille fort ancienne, que les généalogistes du XVIe siècle ont voulu rattacher aux comtes de Canossa ; mais on sait ce qu’il faut penser de ces anoblissemens rétrospectifs, qui sont surtout ridicules quand il s’agit d’un ancêtre tel que Michel-Ange. À l’expiration de son mandat, qui n’était que de six mois, Louis retourna à Florence, ou plus exactement à Settignano, où il avait une petite propriété d’un revenu de vingt