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semble avoir eu le temps de se présenter à l’esprit de leur auteur : avec lui on finit par s’habituer aux prodiges.

Michel-Ange, fidèle au précepte du poète antique, mais cédant à l’impulsion de son tempérament et non pas à quelque suggestion venant du dehors, nous transporte toujours au cœur du drame : in médias res. Dans le Sacrifice d’actions de grâces de Noé (peut-être aussi le Sacrifice d’ Abraham), l’action est dans son plein développement : le feu pétille sur l’autel derrière lequel se tiennent trois personnages (Abraham, Sarah et Isaac sauvé miraculeusement ?), au premier plan, des serviteurs, l’un apportant une brassée de bois, l’autre amenant un bélier ; d’autres encore occupés à recueillir le sang du second bélier déjà égorgé. Constatons ici une double réminiscence : à l’antiquité Michel-Ange a emprunté la figure de ce serviteur couronné de lauriers ; aux primitifs, le groupe des animaux debout à l’arrière-plan, un bœuf, un cheval, un âne qui brait bruyamment en levant la tête et en découvrant ses gencives. Ne se croirait-on pas au temps de Paolo Uccello ou de Benozzo Gozzoli, ces observateurs si naïfs ?

Dans le Déluge, la scène est des plus compliquées, avec des groupes nombreux et jusqu’à cinq plans successifs, luxe d’ordonnance qui ne se rencontre pas deux fois chez Michel-Ange. C’est qu’ici règne une inspiration qu’on ne s’attendrait plus, après 1508, à trouver chez le peintre de la Sixtine : ce maître par excellence de la forme simple, plastique, abstraite, est revenu derechef aux erremens des primitifs ; il a accumulé les épisodes, comme l’avait fait Paolo Uccello, de comique mémoire, dans le Déluge peint sur les parois du cloître de l’église Sainte-Marie-Nouvelle ; il s’est arrêté à des inventions bizarres plutôt que pittoresques, telle la femme portant sur sa tête un escabeau renversé sur lequel elle a placé des ustensiles.

La composition abonde d’ailleurs en traits aussi étonnans au point de vue plastique qu’au point de vue dramatique. Ici un jeune homme nu, nonchalamment accoudé sur un tonneau, une des créations les plus heureuses du maître ; là un père portant le cadavre de son fils. Puis ce combat horrible, — véritable struggle for life, — entre les possesseurs de la barque et les malheureux qui veulent y chercher un refuge. Tout cela vif, fougueux, pathétique au plus haut point.

L’Ivresse de Noé est une scène vive, sobre, un vrai bas-relief. Le patriarche, étendu sur le sol, dort lourdement, accoudé sur un coussin, une jambe repliée, l’autre étendue. Devant lui ses trois fils : Cham, tout nu, se retourne vers ses frères et leur montre du doigt ce spectacle si peu édifiant ; cependant Japhet, lui jetant