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tendres, élégiaques, mais qu’est leur science en regard de ces corps qui se tordent, de ces membres disloqués, en regard du spectacle de la passion déchaînée ! De leur sentimentalisme souvent un peu banal, Michel-Ange se défend comme d’une atteinte à la dignité de l’art et à la hauteur de son style : le jeu de la physionomie est facile à saisir ; lui, veut que tout le corps, dans ses parties en apparence les moins impressionnables, proclame les sentimens qui l’agitent, augmentant ainsi l’illusion de la sincérité.

Et tous ces accessoires si chers aux primitifs, le paysage, les fabriques, les traits anecdotiques, la richesse du costume, du mobilier, avec quelle aisance Michel-Ange les sacrifie ! Pour la première fois, l’homme, dégagé de tout décor, reconquiert ici sa force, en vrai roi de la création, et il ne faut pas que n’importe quel détail oiseux le rapetisse. Le paysage même, lorsqu’il a fallu l’employer comme support des figures, est réduit à sa plus simple expression : le tertre verdoyant sur lequel reposent Adam et Eve, et, sur ce tertre, un tronc d’arbre sans branches, voilà en quoi consiste, aux yeux de Michel-Ange, le monde végétal ! Assurément le cœur saigne quand on pense aux détails exquis ainsi proscrits, les fleurs dont les primitifs avaient émaillé leur gazon, les oiseaux nichés dans les branches, toute cette poésie printanière qu’on ne retrouvera plus dans l’art italien. Mais sans ces mutilations violentes, Michel-Ange eût-il pu s’élever à de telles hauteurs ? Eût-il pu substituer aux idylles, aux exquises idylles du XVe siècle, la grandiose épopée, on serait plus tenté de dire la grandiose tragédie, des origines du monde ?


VII.

Pendant le pontificat de Jules II, en qui l’énergie s’incarnait non moins que la violence, Michel-Ange avait exécuté plus de chefs-d’œuvre encore qu’il n’avait conçu de projets. Ce fut l’inverse qui arriva sous le règne du magnifique et voluptueux successeur de Jules II, Léon X de Médicis. Ces huit années (1513-1521) se passèrent presque intégralement en élaboration de plans de toutes sortes, en tâtonnemens, en travaux commencés et abandonnés. C’est qu’au fond, ces deux tempéramens n’éprouvaient nulle sympathie l’un pour l’autre : l’un morose et misanthrope, l’autre, véritable épicurien, tout entier aux plaisirs, — je parle des plaisirs de l’ordre le plus élevé. Or, pour faire vibrer une âme telle que celle de Michel-Ange, il fallait une certaine communauté d’aspirations, et autant Léon X se rapprochait de Raphaël, dont il sut tirer le plus merveilleux parti, autant il s’éloignait du Buonarroti. Au