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toujours le signe de la mission : et ce signe, aujourd’hui, en France, c’est la volonté ; je crois bien voir la pierre de touche où nous la reconnaîtrons.

Si le premier magistrat de notre république décline cette haute mission, je crains fort que ses services antérieurs lui soient comptés de peu, aux jours des crises prochaines. Ce qu’un grand peuple réclame de son chef aux heures périlleuses, ce n’est point la correction, dont il se soucie médiocrement ; le peuple sent d’instinct que son élu a une obligation supérieure, protéger la patrie par tous les moyens légaux ; quand ce chef agit avec la conscience de sa responsabilité, le peuple l’absout, même incorrect, même malheureux ; il le condamne innocent, mais inactif. — Notre espoir doit-il être trompé ? Alors, on se reprendra à rêver de l’inconnu» Suivant le mot de M. Renan sur les périodes messianiques, mot qui dit tout dans son raccourci, « l’attente créera son objet.» Objet nécessaire et redoutable, dont nous pâtirons peut-être cruellement, si nous négligeons de bien vérifier le signe de la mission, le caractère.

Je relis ces pages sans illusion. Elles ne peuvent que froisser le rideau dont je parlais plus haut, ce rideau des classes dites dirigeantes, où beaucoup d’hommes du passé n’ont rien appris, où beaucoup d’hommes du présent sont aveuglés par les intérêts. Je suis fixé d’avance, ceux-là taxeront mes réflexions de paradoxes, d’enfantillages irréalisables. Qu’importe, si quelques-unes de ces réflexions traversent le rideau, si elles vont toucher, dans la masse où je soupçonne les mêmes pensées, quelques-uns de ces amis inconnus avec qui l’on se sent en communion. Je leur dédie cet écrit désintéressé, étranger à toute suggestion du dehors, et dont je n’attends que des ennuis. Il pourrait porter pour épigraphe ces mots de l’honnête et sage Mallet du Pan, dans sa Correspondance politique pour servir à l’histoire du républicanisme français en 1796 : « Je vais faire une moisson de mécontens. J’ai écrit comme j’écrirais dans vingt ans. Il ne reste d’autre bien que l’indépendance, il faut s’en servir à se soulager. » — Voilà le faix déchargé, avec les sentimens du soldat occasionnel qui accomplit le devoir civique des vingt-huit jours. Et maintenant, quelle joie de revenir, avec l’an nouveau, à la littérature, à l’histoire apaisée ! Rentrons dans notre famille : Cosmopolis attend sur la table ; nous irons ce soir oublier à Rome, et y rapprendre aussi comment les mondes nouveaux renaissent des mondes anéantis.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.