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de la constitution, » à la bonne heure ; mais alors qu’il gouverne, qu’il ne laisse pas plus longtemps les esprits s’égarer, les intérêts s’inquiéter, la France attendre une protection et une direction !

Au moment où nous sommes, ce n’est point seulement en France d’ailleurs qu’il y a de mauvais incidens et des crises intérieures. On dirait qu’il y a en Europe une influence maligne, une sorte d’épidémie d’aventures plus ou moins scandaleuses mêlées aux affaires des peuples et des gouvernemens. La vertueuse Allemagne elle-même n’en est point exempte. Pendant que M. le chancelier de Caprivi dispute sa loi militaire au parlement, voici que tout à coup a surgi un incident bizarre dont le héros est un docteur Ahlwardt, grand antisémite de vocation et de profession, qui vient d’être tout à la fois condamné pour diffamation à Berlin et élu au Reichstag par le district d’Arnswalde-Friedberg dans la province de Brandebourg. Comment cela s’est-il fait ?

Ce n’est pas d’aujourd’hui, on le sait, que l’antisémitisme, qui n’est guère qu’une forme du mouvement socialiste contre le capital, sévit en Allemagne. Il a eu même, il y a quelques années, jusqu’à la cour un apôtre véhément dans le prédicateur Stoecker, congédié depuis par l’empereur Guillaume II. Le docteur Ahlwardt est un de ces farouches antisémites qui poursuivent les Juifs d’une guerre acharnée et les signalent comme le fléau de l’Allemagne. Il y a quelque temps déjà, il publiait une brochure, les Fusils juifs, où il accusait un fabricant d’armes Israélite, M. Lœwe, d’avoir fourni à l’armée allemande de mauvais fusils qu’il avait fait accepter on ne savait comment. Poursuivi pour diffamation, il était naturellement condamné ; il avait contre lui le témoignage de quelques généraux et même de fonctionnaires du ministère de la guerre. Il ne se tenait pas néanmoins pour battu. Le procès est revenu récemment devant la cour de Berlin. L’affaire était déjà vivement engagée au milieu d’une certaine émotion publique lorsque tout à coup, en pleine audience, M. Ahlwardt a produit une série de pièces officielles, évidemment dérobées, bel et bien authentiques néanmoins, constatant que tout ce qu’il avait dit était vrai, que les fusils Lœwe étaient de mauvaises armes, dangereuses ou inutiles dans les mains des hommes. Bon nombre de ces armes avaient dû être refusées par les chefs des régimens. Cette révélation a été un coup de foudre pour les juges eux-mêmes. Elle était d’autant plus grave qu’elle éveillait aussitôt bien des doutes sur les marchés de la guerre et qu’elle était de nature à répandre l’inquiétude dans l’armée. Le révélateur a été malgré tout condamné ; mais le coup était porté, il avait retenti en Allemagne, et l’impression a survécu au procès ; elle a été assez forte pour n’être pas facilement effacée par les explications que M. de Caprivi a cru devoir donner ces jours derniers, pour rassurer le pays et l’armée.