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bien personnelles. Les légendes exploitées par lui n’appartiennent point toutes à l’Allemagne : plusieurs, et ce ne sont pas les moins belles, sont françaises ou celtiques ; mais sa façon de les dramatiser leur a donné une couleur bien allemande. Wagner n’est pas entièrement préoccupé, comme on l’est trop exclusivement en France, de la « forme. » Il a un souci égal du « fond » et peut-être un souci plus grand encore. Il exalte les souvenirs légendaires et les paysages poétiques du pays dont il consolide l’unité dans l’ordre esthétique : la Wartbourg, le Rhin, Hans Sachs, Nuremberg. Il agite tous les grands problèmes qui passionnent l’humanité : les mystères religieux, la lutte du bien et du mal, la fatalité dans l’amour… En même temps qu’il est très Allemand, il reste profondément humain ; car il s’inspire du mythe. Or le mythe, bien qu’il paraisse revêtir une origine nationale, n’a pas de frontières : la légende appartient à tous, elle est le patrimoine éternel et universel de l’humanité.

L’importance qu’a aux yeux de Wagner le fond même de la conception, et l’extraordinaire puissance avec laquelle il la réalise par tous les moyens d’expression que le théâtre lui donne, font que la partie musicale de l’œuvre d’art, tout en conservant une très grande importance, est loin d’être son unique mérite. La musique proprement dite n’est plus « qu’un des moyens » employés pour faire valoir la conception d’ensemble ; elle y demeure subordonnée et ne conserve plus une prépondérance exclusive. Il s’ensuit qu’on peut aimer le « théâtre » de Wagner sans être un partisan fanatique de son « système » musical. On aurait tort d’attribuer la grandeur des impressions produites par Wagner à l’emploi de tel ou tel procédé ; la preuve, c’est qu’il obtient des effets immenses en se servant de procédés diamétralement opposés, dans Tannhäuser et dans Tristan et Iseult. Il y a dans la réforme de Wagner deux parts bien distinctes : le but et le système. Le but, qui consiste à relever la dignité de l’opéra, à faire de la musique un agent expressif, très puissant sans doute, mais serviteur respectueux de la pensée du poète, ce but n’a pas été poursuivi uniquement par Wagner. Né grand poète en même temps que grand musicien, il a pu réaliser l’unité dans ses créations lyriques à un degré plus élevé que tous ses devanciers. Mais d’autres avant lui avaient eu la pensée généreuse de réconcilier la musique avec le drame. Le premier venu des compositeurs dramatiques, le Florentin Péri, et plus tard les Vénitiens Cesti et Cavalli, avaient ressenti, aussi eux, le désir d’introduire la vraisemblance scénique dans l’opéra. La « bonne doctrine, » apportée sur le sol français par Cavalli, fructifia avec Lulli et Rameau, ces ancêtres trop oubliés de notre théâtre musical. La vocation de la France pour